Prochain arrêt : abstraction
Jazzberry Blue est une énigme: son emblème représente une sorte de personnage masqué, inexpressif, tordu dans une posture qui évoque à la fois celle du saltimbanque et celle de l’ascète. Tout au plus sait-on de lui (ou d’elle!) qu’il (ou elle!) a beaucoup voyagé, vit à Toronto, n’a jamais exercé d’autre job alimentaire que celui de plongeur dans des restaurants avant de vivre de son art, habite seul-e avec son chien et ne fréquente guère ses congénères. Rencontre avec un-e artiste prolifique, farouchement attaché-e à son anonymat, et qui aime brouiller les pistes. Jazzberry Blue n’expose jamais ses œuvres, mais il (ou elle !) a cependant fait une exception pour les sympathiques Editions du Chineur qui ont sorti une compilation de ses cartes urbaines revisitées dans le splendide Maps.
Roaditude – Jazzberry Blue, vous citez comme influence majeure de votre travail la télévision, mais aucun artiste, vivant ou mort. Pourquoi cela ?
Jazzberry Blue – Ce n’est pas intentionnel. A vrai dire, je ne possède même plus de télévision depuis mon enfance à Toronto dans les années quatre-vingts. Mais à cette époque, tout l’art, la musique, et les inspirations diverses étaient transmises principalement par le média de la télévision. Toutes les informations devaient donc adhérer au courant dominant et être filtrées avant de devenir accessibles. Tout était édulcoré de manière à coller aux généralités, aux stéréotypes et aux archétypes les plus basiques, ceci dans le but d’atteindre les masses. Il est depuis devenu plus aisé de commenter ces archétypes et le formatage mainstream des médias, notamment par le sarcasme. De nos jours, grâce à internet, j’ai accès à des centaines d’artistes qui peuvent m’influencer, même sans le vouloir. Leurs visions et leurs inspirations sont immédiatement visibles dans le monde entier, et ceci dès qu’ils ont posté online. Nous sommes tous devenus comme des chercheurs d’or qui partagent le même but : il faut savoir se tenir à distance des autres tout en cherchant ses propres filons pour l’inspiration.
Comment avez-vous élaboré Maps ?
Tout ça est parti d’un projet abstrait. En effet je suis sans cesse à la recherche de nouvelles formes, de nouvelles compositions pour remplir mes toiles. En tant qu’artiste, je me dois de faire quelque chose de nouveau et d’unique, mais qui doit cependant être familier, reconnaissable et lisible, sinon mon travail passera inaperçu. Ce désordre de courbes et de croisements dans Maps semble à priori jurer en tant que composition artistique, mais on dirait que la familiarité immédiate que ressentent les gens en voyant ces œuvres (notamment les habitants des villes concernées) contrebalance ça. Au début j’ai peint seulement deux villes, et les réactions ont été très positives, et quand les commandes se sont succédé, j’ai décidé de continuer la série des cartes.
Et sur quels critères vous vous basez pour choisir les villes que vous peignez ?
Au début ce sont les compositions qui m’ont attiré. J’aime la sinuosité des rues dans les vieilles villes d’Europe, dont les tracés et les fondations ont été mises en place avant l’ère du transport de masse. Les cités occidentales modernes ont été planifiées sous forme de réseau grillagé par les urbanistes, et c’est bien sûr beaucoup moins passionnant artistiquement. Des villes comme Rome, Londres, Paris ou Budapest ont une tracé presqu’organique, on voit tout de suite qu’elles ont été conçues pour qu’on les parcoure à pied, et pas en voiture.
Qu’avez-vous essayé d’exprimer avec Maps ? Ces peintures sont-elles des œuvres purement décoratives ?
Ce qui est mis en lumière avec ces peintures, c’est leur structure commune semblable à celle d’une ruche. Cette ressemblance dans leurs formes globales est magnifique, mais cependant le tracé des rues, des collines et des fleuves qui les constituent et les traversent en font des entités absolument uniques. C’est comme une empreinte digitale ou une sorte de « hiéroglyphe culturel ». J’espère que ces peintures éveillent à la fois un sentiment d’appartenance et d’émerveillement chez les spectateurs.
Quand on parcourt votre site web, ce qui frappe, l’élément commun à tous vos travaux, c’est que vous semblez généralement aimer convertir des éléments purement informatifs en œuvres d’art digitales…
Oui, c’est un truc qui m’a happé en retravaillant des données en noir et blanc, j’aimais les restituer dans leur forme la plus belle, j’ai eu beaucoup de bonheur avec ce format… Mais j’espère un jour passer à autre chose.
Y a-t-il une route, une avenue ou une rue que vous préfériez à toute autre, et pourquoi ?
Je pense que c’est à Boston, car ses rues entourent le port. Les jetées et les ponts s’étendent à l’infini à l’horizon avant de sombrer dans l’Atlantique. Boston représente pour moi le clash ultime entre la ville industrielle et la nature sauvage, dans laquelle l’industrie finit par se jeter et disparaître.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je suis un perfectionniste, alors je commence à être lassé de traduire et répliquer des informations de manière manichéenne : «ça, c’est juste », ou « ça, c’est faux ». Je me sens prisonnier de ça depuis trop longtemps. Ma véritable ambition est d’être reconnu comme artiste abstrait – d’ailleurs je suis en quête depuis un certain temps de mon propre style abstrait, et je commence à m’en approcher enfin.
Jazzberry Blue, Maps, Ed. Le Chineur, Paris, 2016.
Pour en savoir plus, visitez le site de Jazzberry Blue: www.jazzberryblue.com
(Interview et traduction: Nicolas Metzler / Crédits photo: Jazzberry Blue)