« Sur le vélo, tu peux sentir l’ambiance »
A 38 ans, bien qu’il se soit engagé pour un an supplémentaire avec l’équipe BMC Tag Heuer, le Suisse Martin Elmiger arrive au terme de sa carrière. Une vingtaine d’années de compétition durant lesquelles il aura tout connu – l’émotion de la victoire (il a été, notamment, quatre fois Champion suisse sur route), le choc de la chute et de la blessure (on se souvient de sa lourde embardée sur Paris-Roubaix). De passage à Genève pour clore l’aventure IAM Cycling, nous l’avons rencontré pour qu’il nous parle de la vie de cycliste, de ce que c’est que de passer ses journées sur un vélo.
Roaditude – Martin Elmiger, l’aventure IAM Cycling se termine… Quel est votre sentiment, et quel bilan tirez-vous de cette expérience ?
Martin Elmiger – Tu sais, ça fait déjà seize ans que je suis professionnel, et ces quatre dernières années chez IAM Cycling ont été mes meilleures années, professionnellement parlant. Pas seulement sur le vélo, mais aussi avec tous les à-côtés : on avait un staff, une ambiance, une organisation et un esprit d’équipe vraiment fantastiques. De plus, chez IAM Cycling, tous les jeunes coureurs avaient la possibilité d’exprimer leur plein potentiel. Parce que ce n’est pas forcément le cas dans les autres équipes, où il y a quelques leaders, et que les autres travaillent pour eux. Donc, ça restera un de mes meilleurs souvenirs. Je regrette que ça soit fini !
Vous avez 38 ans… Et on vous annonce chez BMC Tag Heuer pour la saison prochaine… La passion du cyclisme est donc toujours intacte chez vous ?
Oui, mais l’âge ne change pas grand-chose pour moi, la passion est toujours là, et même plus qu’avant ! Quand j’étais plus jeune, le vélo, les stages, les courses, c’était avant tout un travail… Depuis que j’ai des enfants, partir en course, c’est comme des vacances pour moi. Quand on est jeune, on veut toujours faire mieux, on a peur de se planter, de ne plus avoir de contrat l’année suivante. Avec la maturité, on a moins de stress, il y a moins d’enjeux. Et puis, le départ du prochain Tour de Suisse 2017 sera donné à Cham (NdR : canton de Zoug), là où je suis né et où j’habite encore… Une excellente occasion de terminer en beauté.
Cette passion du cyclisme, si particulière, pouvez-vous nous l’expliquer ? Qu’est-ce qui fait qu’on décide de passer sa vie sur un vélo ?
C’est difficile à dire… Mais je pense que, pour moi, le fait de voir le Tour de Suisse passer chez moi, de voir la colonne des publicitaires, des coureurs, le public, les gourdes passées aux coureurs – tout ça a été un déclencheur. Et puis mon frère, mon aîné de quatre ans, s’est lancé dans la compétition. Dans la foulée, j’ai commencé moi aussi à participer à des courses, le week-end, etc… Très vite, j’ai rêvé d’être professionnel. C’était comme une évidence, même pendant mon apprentissage de quatre ans, je n’ai jamais dévié de cet objectif. Ensuite, j’ai fait des courses internationales, c’était une période très contraignante, parce que je travaillais la semaine – et que j’aimais bien aussi faire la fête avec mes copains !
C’était une forme de sacrifice ?
Oui, des fois, c’était difficile, parce que j’aurais voulu être dehors avec mes copains plutôt que d’aller me coucher tôt, mais je savais que c’était le prix à payer pour remplir mes objectifs. Mais bon, rien n’est noir ou blanc, et il m’est arrivé de faire des bêtises avant une course !
Quand on fait une étape du Tour de France, ça se passe comment ? On part à neuf heures du matin, on passe la journée sur le vélo… A quoi pense un cycliste professionnel pendant qu’il avale les kilomètres ?
Ca dépend vraiment de la course… Pendant le Tour, on n’a pas le temps de penser à des trucs fous : il y a le stress, on se bat sans cesse pour les positions, la vitesse est très élevée, il faut faire attention. Le Tour de France, c’est vraiment pas des vacances ! Il faut rester tout le temps concentré, car il y a beaucoup de chutes. Et puis, il y a des moments plus calmes, on peut regarder les montagnes, on regarde les hélicoptères, des fois il y en a dix au-dessus de nous. Il y a le public aussi qui apporte une énorme énergie, mais en général, on reste très concentré.
Il y a aussi l’oreillette et les informations que vous recevez…
Oui, ce sont toujours les mêmes informations, souvent stressantes : « Roulez devant ! » Mais bon, y’a pas la place pour deux cents coureurs à l’avant ! Bref, c’est toujours le même air. Mais sur les petites courses, comme le Tour de Norvège, sur cinq heures de parcours, il n’y a qu’une heure de vraie course, et ensuite on roule avec le peloton, et là : on peut regarder les beaux paysages, la nature, les maisons, comment les gens vivent. Sur le vélo, tu vois plus de choses qu’à pied ou en conduisant une voiture, tu peux sentir l’ambiance.
Vous arrive-t-il encore d’utiliser un deux-roues pour faire une balade ou pour flâner en famille par exemple, ou est-ce que vous ne mélangez jamais, comme on dit, le travail et le plaisir ?
Oui bien sûr, j’aime bien emmener mes deux filles, de un an et trois ans respectivement, dans une petite carriole. J’habite à Zoug, et c’est vraiment plus sympa de rouler à vélo en ville, pas besoin de chercher un parking.
Depuis quelques années, le cyclisme professionnel fait l’objet de critiques et de suspicions… Comment vivez-vous cela, et quel regard portez-vous sur le « milieu » ?
Quand j’ai commencé en 2001, on en parlait beaucoup. Maintenant, c’est différent. Selon mon opinion, il n’y a plus beaucoup de coureurs qui se dopent ou qui trichent. Je pense que le vélo est devenu un sport beaucoup plus clean que bien d’autres sports un peu, disons, difficiles physiquement. Il y a toujours des journalistes qui veulent se faire de la pub’ avec un article un peu fou… Mais souvent, il n’y pas grand-chose derrière. L’histoire avec le « dopage mécanique », ils n’en ont pas trouvé un seul… pas un ! Il y a bien eu une femme en Belgique, l’année passée, en cyclo-cross, mais je pense que c’est son père qui a fait le truc. A notre niveau, avec nos vélos, ce serait difficile. Alors oui, on peut toujours tricher avec les médicaments, mais depuis l’arrivée du passeport biologique, c’est devenu quasiment impossible. Il y a toujours des gens qui trichent, partout : entre Genève et Lausanne, il y a plein de radars, cela n’empêche pas que certains roulent toujours trop vite !
Il y a une frustration par rapport à ça ? Vous en avez marre qu’on vous parle sans cesse de dopage ?
Ca me fait toujours plaisir de pouvoir donner mon point de vue sur le dopage dans les interviews, de pouvoir clarifier les choses. Mais parfois, oui, il y a des frustrations. Par exemple, il y a quelques années, j’ai fait un beau Tour de France et un journaliste de chez moi m’a interviewé. Quand l’article est sorti, il y avait une photo de moi avec ma famille, et la moitié de l’article parlait de dopage ! Ca m’a énervé, le journaliste cherchait juste à faire du sensationnel !
Le cyclisme reste un sport très populaire, et devient même de plus en plus populaire. Certaines marques, comme Rapha commencent à faire même dans le lifestyle… Le cyclisme comme style de vie, ça vous parle, vous y croyez ?
Oui, sûrement. En 2004 déjà, Andy Rihs disait : « Le vélo, c’est le nouveau golf ». Là où j’habite, je vois beaucoup de CEOs de grandes entreprises faire du vélo pendant la pause de midi. Ils ont des maillots cools, pas des maillots d’équipes de course, mais de marque, comme Rapha. D’ailleurs Rapha a ouvert un pop-up store à Zurich. J’aime bien !
Votre carrière est d’ores et déjà impressionnante. Quel est votre plus beau souvenir ?
Un souvenir en particulier, c’est avec l’équipe AG2R en 2007, j’ai gagné le général du Tour Down Underen Australie. Il y avait la plage, une belle ambiance, on a fait aussi un peu la fête, c’était super. Il y a aussi, bien sûr, les quatre années avec IAM Cycling, très spéciales. Et puis la première année comme professionnel, bien sûr : quand on se retrouve au milieu de toutes les stars qu’on voyait à la télé, des gens comme Cipollini, Zülle, Camenzind, etc. C’est très fort.
Les meilleurs souvenirs ne sont donc pas toujours liés à des victoires ?
Les victoires sont toujours des moments spéciaux. Passer la ligne d’arrivée en premier, c’est clair, c’est fabuleux. Mais les meilleurs souvenirs ne sont pas forcément liés aux moments d’adrénaline… Ca peut être un moment calme, un repas pris avec les membres de l’équipe après la course, par exemple.
La convivialité, c’est important ?
C’est le plus important. Je me vois mal sacrifier mes forces pour un autre coureur que je n’apprécierais pas. C’est partout comme ça : la meilleure équipe de foot n’est pas celle qui a les meilleurs joueurs, mais le meilleur esprit d’équipe. Et puis, faire du bon travail pour un autre coureur et le voir gagner, c’est comme une victoire ! Une fois, j’ai travaillé pour un sprinter, Anthony Ravard. Il a gagné et il a partagé sa victoire avec moi sur la photo – c’était comme de gagner ensemble !
Qu’est-ce que ça veut dire, « travailler pour un sprinter » ?
Et bien, dans une course, le peloton est parfois séparé en deux groupes. Donc, pour gagner, il faut revenir sur le premier groupe, et ça n’est pas le travail du sprinter. Il va profiter de mon aspiration, et il n’aura plus qu’à pédaler à 60%… Ca fait une grande différence ! En roulant contre le vent, je développerai peut être 500 watts – oui on parle en watts –, et le sprinter dans ma roue ne devra fournir que 280 watts !
Qui sont vos idoles dans le cyclisme ? Car vous n’êtes ni un sprinter, ni un grimpeur, vous êtes un touche-à-tout, un all-rounder…
Le colombien Pantano, j’aime son mode de vie, c’est intéressant d’avoir des coureurs différents… Sinon, mes idoles, c’étaient des coureurs comme Zülle ou Camenzind. En fait, j’aime les coureurs souriants, heureux, les gars dans l’harmonie, qui sont contents même quand ils ne gagnent pas. C’est pas toujours les vainqueurs qui sont les plus heureux.
Lance Armstrong ?
Ah oui, lui aussi est une idole, c’est sûr. Un ego démesuré mais une volonté de fer, même quand dix mille experts cherchaient à le coincer pour dopage, il tenait le cap… Une force incroyable, il a quand même gagné sept fois le Tour de France !
Les classiques, les tours… Quel est votre type d’épreuve favori ?
Ah, moi j’aime les classiques : le Tour de Flandres, Paris-Roubaix, Milan-San Remo. J’aime les courses qui durent une journée, parce qu’au soir, il y a un vainqueur. C’est plus tactique, moins dans le contrôle que sur une course par étapes : il y a beaucoup plus de possibilités, c’est moins la force pure qui fait la différence.
Et donc, le décor, les paysages, ça ne joue pas un rôle ?
Oui, bien sûr, je préfère quand il fait beau et chaud ! En plus, j’ai chuté plusieurs fois à cause de la pluie, on voit rien dans le peloton, les freins marchent moins bien, c’est dangereux. J’aime l’Australie, il fait sec, l’air y a un autre goût… Paris-Roubaix, c’est dur physiquement et mentalement, il y a le stress, la peur de chuter, mais quel challenge ! J’ai une relation d’amour-haine avec ce genre de courses, parce que quand on arrive au bout en fin de journée, la satisfaction est énorme. Il est évident qu’on ne peut pas gagner dans ce genre de discipline tout en restant dans sa zone de confort.
A 38 ans, votre carrière de coureur est à son crépuscule… Quels sont vos projets d’avenir ? Il y a maintenant encore une année avec BMC Tag Heuer…
Oui, pour l’instant je vais faire seulement une année. Je me prépare à suivre la formation d’hiver et je me dis que ce sera ma toute dernière fois dans le froid, la pluie et la neige. Du coup, j’aurai du plaisir à le faire… (rires). Faut jamais dire jamais, mais là, je crois que ce sera ma dernière année pour de bon.
Vous sentez la fatigue du corps avec l’âge ?
Oui, bon, on se trouve des excuses quand on ne veut pas faire, on se dit : c’est l’âge… Mais je crois que tout est dans le mental. Au contraire, quand on vieillit, on se met moins la pression. Parfois, je ne fais rien pendant trois jours, je suis plus calme.
Et donc, comment voyez-vous la suite de votre carrière ?
J’ai une entreprise de treize employés avec mon épouse, nous faisons de la signalétique. Mais ce n’est pas vraiment mon domaine, j’aimerais bien rester dans le milieu du vélo. Je suis en pourparlers avec l’organisation du Tour de Suisse qui se trouve ici à Zoug. Je ne me fais pas trop de soucis pour l’avenir, mais plus pour les horaires fixes : travailler huit heures par jour, ça va être un changement… Ce sera un nouveau challenge (rires) !
Vous avez deux filles… Voudriez-vous les voir faire de la compétition dans le cyclisme féminin ?
Non, pas vraiment, ça peut être dangereux, il y a les chutes, etc… Mais bon, je vais les laisser faire ! Après tout, la vie, c’est fait pour être malmené aussi – un bateau ne reste pas amarré au port ! Le plus important, pour moi, c’est d’être un bon exemple pour elles, de leur montrer qu’on doit faire les choses avec passion.
(Interview : Laurent Pittet / Crédits photo : Angélique Hofmann Pittet, Ronan Merot, Bettini)