Mythologie de la route : adoptez une autoroute
Tous les deux mois, Gérald Berche-Ngô, auteur de Variations insolites sur le voyage (Cosmopole, Paris, 2016), partage avec nous sa mythologie de la route. En voyage aux Etats-Unis, on s’est tous demandé ce que pouvaient bien signifier ces panneaux « ADOPT-A-HIGHWAY »…
Quand j’étais un enfant turbulent sur la banquette arrière de la voiture, impatient d’arriver à la mer, les nationales et les départementales m’ennuyaient. Elles étaient lentes et les paysages qu’elles me faisaient traverser, je les connaissais déjà par cœur : ici un petit village de campagne avec sa place et son église, là une verte prairie broutée au ralenti par des quadrupèdes au regard mou, plus loin la sempiternelle ligne droite bordée de platanes chargés de faire de l’ombre aux automobilistes qui s’y encastrent.
En revanche, j’étais fasciné par les autoroutes. On ne les empruntait pas souvent. Les péages – que j’imaginais être une douane, une frontière électrique et lumineuse – leur donnaient une allure de pays étranger où les lois n’étaient plus les mêmes, où l’on pouvait rouler plus vite, tout droit, pendant des heures. Le bitume qui les recouvrait semblait différent de celui des petites routes, plus jeune, plus moelleux, et le frottement des pneus sur la chaussée, à 130 kilomètres/heure, faisait entendre une musique mystérieusement plus belle. Quant aux aires de repos et de services, elles étaient pour moi de vrais parcs d’attraction, avec leur plaine de jeux pour enfants, leur cafétéria gaiement colorée, leur distributeur automatique de chocolat chaud et leur kiosque d’informations « Bison Futé » (le petit indien qui – par magie ou grâce à ses ruses de sioux – connaissait toutes les bretelles et les ceintures du réseau routier français : j’étais impressionné !).
J’ai grandi avec cet amour pour les autoroutes. À chacun de mes voyages, je les visite comme d’autres visitent une église ou un musée. Elles sont mes attractions touristiques à moi. Je les étudie, les compare, et leurs qualités et leurs défauts influencent même sensiblement le jugement que je porte sur l’ensemble du pays. Lorsque je me suis rendu outre-Atlantique pour la première fois et que, par la fenêtre du bus Greyhound qui m’emmenait de New-York à Detroit, j’ai aperçu un panneau avec le message « ADOPT-A-HIGHWAY », j’ai donc immédiatement su que les États-Unis allaient me plaire… Mais que se cache-t-il derrière cette curieuse formulation, qui ne manqua tout d’abord pas de m’intriguer et de distiller de bizarres images dans mon esprit ? Adopter une autoroute ? En quoi cela peut-il bien consister ?
Le programme « ADOPT-A-HIGHWAY » a officiellement débuté entre 1984 et 1985. Ses initiateurs – James Evans et Billy Black – travaillaient tous deux pour le ministère des transports publics du Texas. Préoccupés par le nombre croissant de détritus s’amoncelant sur les bords des voies rapides, ils décidèrent, pour réduire le coût de leur entretien, de permettre aux particuliers, associations, entreprises, etc., de gérer un tronçon d’une longueur de deux miles (3,2 kilomètres) pendant une période d’au minimum deux ans. Pour une somme comprise entre 200$ et 600$ par mois, les « parents adoptifs » reçoivent une formation afin d’apprendre à effectuer leurs tâches de nettoyage en toute sécurité, ainsi que des vêtements et un équipement de travail (gants, gilets de haute visibilité fluorescents, triangles de pré-signalisation, etc.) mais surtout, ils bénéficient du droit d’inscrire leurs noms sur les panneaux « ADOPT-A-HIGHWAY », ce qui les fait connaître de tous les voyageurs empruntant leur segment d’autoroute.
Les premiers à avoir eu ce privilège étaient membres du Tyler Civitan Club, un groupe de volontaires texans ayant adopté un fragment du Highway 69 en mars 1985. Dans les années qui suivirent, ils furent rapidement imités par des dizaines d’autres sponsors et, à ce jour, ils sont désormais 90 000 à se partager plus de 288 000 kilomètres d’autoroute, répartis dans 49 des 50 états américains. Mais la rançon de cette gloire, c’est que toutes sortes de candidats se présentent chaque année, dont certains plutôt embarrassants comme le Klu Klux Klan. Depuis 2012, le célèbre groupuscule raciste et néo-nazi se battait en justice pour obtenir le droit de s’occuper d’une extension de la State Route 515, située en Géorgie, dans les montagnes Appalaches. En juillet dernier, la Cour suprême l’y a finalement autorisé, en vertu du Premier amendement et de la liberté d’expression.
Adopter une autoroute est donc devenu tendance, et pas seulement auprès de quelques suprématistes blancs aimant se réunir entre hommes, la nuit, pour chanter Turlututu chapeau pointu dans les bois. Parmi les autres sponsors les plus improbables et controversés : une école de magie pour apprentis sorciers, un club de strip-tease, un couple ayant choisi comme nom « Monsieur et Madame Père Noël », une communauté transgenre, une organisation anti-zombies, un sex-shop, un groupe de militants pro-armes à feu, etc. Le programme « ADOPT-A-HIGHWAY » a même été exporté dans d’autres pays, à Porto Rico, au Canada, en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Japon. Mais toujours pas en Europe… Damn !
Lire les précédentes chroniques : Avril 2016 – Mai 2016 – Juillet 2016
(Texte : Gérald Berche-Ngô / Crédit photo : Flickr/renee)