Souffle de liberté : la Beat Generation au Centre Pompidou
Que le formidable souffle de liberté que délivrèrent les artistes de la « Beat Generation » puisse encore réveiller nos aspirations à une autre vie, l’exposition du Centre Pompidou nous en donne le sentiment aigu. Le défi de mettre en scène un mouvement littéraire, artistique, porteur de libérations sociales, politiques, sexuelles, refusant le moule d’une Amérique consumériste, n’était pas aisé à relever.
« Les seuls qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe […] ceux qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église.” (Jack Kerouac)
Il s’agissait d’éviter de muséifier l’explosion énergétique que les écrivains Beat — le trio Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs, les artistes Bryon Gysin, Gregory Corso, Lawrence Ferlinghetti, Neal Cassady, Peter Orlovsky, Gary Snyder et bien d’autres — ont jetée à la face du monde au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, à la fin des années 1940. Il s’agissait de ne pas récupérer les clochards célestes, les artisans d’une contre-culture qui inspirera les hippies, le « Flower Power », les mouvements des minorités opprimées, les punks, les slammers et jusqu’à l’écologie profonde par la suite, de ne pas lisser leurs inventions expérimentales, leurs frayages de nouveaux modes de vie dans une rétrospective qui dégriffe la Beat de ses excès.
C’est avec force que les commissaires d’exposition, Philippe-Alain Michaud et Jean-Jacques Lebel, ont réussi le pari de nous offrir un voyage dans les arcanes de la constellation Beat, ses figures tutélaires mais aussi ses héros de l’ombre, en donnant à voir, à entendre la formidable soif de nouveaux modes d’écriture, de sentir, d’exister qui tenaillait les créateurs polyvalents de Sur la route, Howl, Kaddish, Le Festin nu, Junkie…
Le fameux rouleau
Les stations du road trip, du train de la Beat s’organisent autour d’une pièce centrale, le fameux rouleau de Sur la route qui déroule ses 36 mètres, tapuscrit dont on contemple le tempo, le phrasé, ce fameux « beat » que les fondateurs arrachèrent au jazz. En quête d’une alchimie du verbe, mus par la nécessité d’inventer un langage percussif, un autre régime de la syntaxe, des mots à performer qui fassent bouger le réel, qui arrêtent la guerre du Vietnam, l’homophobie, le racisme, les sorciers poétiques ont exploré les alliances possibles entre moyens de reproduction technique et écriture.
Dans le dédale de salles qui sont comme les alvéoles d’espaces psychiques, une salle est consacrée aux machines à écrire, phonographes, tourne-disques, dispositifs techniques qui ont permis aux chamans d’inventer la Dream machine (Bryon Gysin), le procédé du cut-up, du collage, de radioactiver Rimbaud, Artaud par le chant des drogues, par l’imaginaire de la route, loin du Big Brother capitaliste, loin du monstre Moloch écrivait Ginsberg dans son poème Howl.
La griserie que sécrètent les films sur écrans multiples de Jordan Belson, les collages psychédéliques, vaudous, post-surréalistes de Bryon Gysin, Wallace Berman, les photographies de Robert Frank, les poèmes sonores, les dessins déconstruisant les canons esthétiques, les toiles de Kerouac, Julian Beck, Jean-Jacques Lebel, les poèmes hallucinés de Corso, les fanzines, le nomadisme libertaire des Beats entre New York, San Francisco, Mexico, Paris, Tanger se connecte au sentiment d’urgence. Se laisser percuter par l’expo, c’est sentir que notre époque a plus que jamais besoin de tracer des lignes de fuite, de résistance, de relancer ailleurs l’héritage de la Beat.
Bombes plastiques, textuelles, sonores
Quittant Beaubourg, on rêve de voir surgir une vague de nouveaux créateurs concoctant des bombes plastiques, textuelles, sonores aptes à dynamiter un néo-libéralisme qui assassine nos vies.
Ce ras de marée d’une Beat Generation avide d’improvisations, de contestations politiques a pour ombilic une formidable rébellion contre toutes les formes d’une Amérique WASP, la volonté d’ouvrir les portes de la perception, d’embrasser les rituels des drogues, le nomadisme géographique et mental. La Beat Generation est un mouvement performatif qui attend de nous qu’on le prolonge selon d’autres guises novatrices.
L’expo fonctionne comme une machine à rêve qui parie pour la levée imminente d’expériences créatrices sauvages, à l’image du « Dial-a-poem », dispositif inventé par le poète performer John Giorno (acteur de Sleep d’Andy Warhol) en 1968 : chaque personne composant un numéro entendait un poème mettant le feu au conformisme et à la non-vie. En décrochant un ancien téléphone noir, la voix de Patti Smith nous vrille les sens, psalmodiant un poème happening. On quitte l’univers de la Beat, transis par une pulsation qui nous souffle « Dial-another-world ».
Exposition « Beat Generation », Centre Pompidou, Paris. Jusqu’au 3 octobre 2016. Catalogue de l’exposition, sous la direction de Philippe-Alain Michaud, éditions Centre Pompidou, Paris, 2016.
Toute les informations sur le site Internet du Centre www.centrepompidou.fr.
(Texte : Véronique Bergen, envoyée spéciale / Crédit photo hors Instagram : Julien Cousin)