"A Bruxelles, les pavés transmettent un vécu de la ville"
Pavés de Bruxelles, le livre publié par l’ARAU (Atelier de Recherche et d’Action Urbaines), retrace l’histoire d’une pierre de touche incontournable de l’identité belge et bruxelloise. Cette somme passionnante et documentée, fruit d’un travail pluridisciplinaire, agit comme un brillant et cinglant rappel de ce que la ville doit à son patrimoine routier et artisanal.
Quiconque a un jour arpenté les rues de la capitale belge a ressenti l’effet des pavés sous sa semelle. Observé comme la pluie lui donne un reflet de miroir. Entendu le son si particulier des roues sur ce revêtement rugueux et irrégulier. Les pavés font partie de l’imagerie de Bruxelles, de son identité, de son tissu urbain. Chantés par les poètes, maudits par les cyclistes, ils sont les témoins privilégiés d’une histoire et d’un savoir-faire local qui s’est bien exporté. Notamment à New York, dont nombre de routes sont pavées de pierres issues des carrières de Lessines et taillées à la main. « Les rues d’Europe, ont été lentement mais sûrement dépouillées de leurs pavés au cours du 20e et 21esiècles. Cela s’est passé en Belgique et à Bruxelles plus qu’ailleurs, alors que nous avons a fourni le monde entier en pavés » nous dit Marion Alecian, chargée de projet à l’ARAU, qui a codirigé avec Isabelle Pauthier le livre « Pavé de Bruxelles » réunissant une cohorte de spécialistes de l’histoire sociale, du patrimoine et de la mobilité. Elle a bien voulu dessiner pour nous les contours d’un patrimoine à préserver à tout prix.
Roaditude – L’utilisation du pavé remonte à l’Antiquité. Comment s’est-il retrouvé si intimement lié à Bruxelles ?
Marion Alecian – C’est lié à l’attractivité économique historiquement importante de Bruxelles. Les pavés ont toujours eu une place centrale dans le développement urbain de la ville : depuis le Moyen Âge, ils ont permis le charrois, les voiries, les constructions en dur qui soutenaient l’activité économique. Un bon nombre de quartiers bruxellois ont été construits dans la foulé de la conception des voiries, en cohérence avec elles. Cette correspondance est toujours perceptible et confère une identité plus ou moins forte à certains de ces quartiers. Dans les secteurs historiques ou industriels importants de Bruxelles, là où le pavé était central, il fait partie intégrante de leur raison d’être. Les pavés transmettent un vécu de la ville, une expérience urbaine. À ce titre, ils doivent être acteurs de l’attractivité de la ville car il y a un grand besoin de sens et de signification dans les lieux où l’on vit.
Et justement, la Belgique est un des pays où l’on a produit le plus de pavés.
Le 19e siècle a connu une production considérable, enrichie d’un savoir faire exceptionnel qui s’est exporté dans le monde entier. C’est d’ailleurs significatif de constater à quel point ailleurs ce patrimoine est valorisé : en France, Au États-Unis, on réhabilite les pavés belges en porphyre, tout en y aménageant des pistes cyclables et des traversées pour les piétons. Ces efforts traduisent la conscience que le pavé véhicule une histoire et une identité riches.
Le changement de revêtement, le passage du pavé au bitume, correspond à une modification du rapport de la ville au transport, à la rue, au mouvement ?
Certainement, la volonté de fluidifier, densifier les artères s’est armée des préjugés tenaces qui font des routes pavées des routes dégradées, difficiles à entretenir, vieillotte. Il y a des rues pavées non entretenues qui existent depuis plus d’un siècle. Forcément, un défaut d’entretient y amène de l’inconfort. Cette image négative, très véhiculée, provient d’une méconnaissance des caractéristiques du pavé: son aménagement nécessite en réalité moins d’entretien qu’une rue asphaltée. Il est important de casser ces préjugés. D’autre part, nous notons une importance accrue du cyclisme, des usagers qui redoutent le pavé et s’organisent pour faire entendre une voie collective tout à faire légitime, car elle est porteuse de mobilité douce. Mais il n’est pas possible de prendre en considération cette catégorie au détriment de l’intérêt général. S’il y a avait plus de transparence et si on réunissant tous les acteurs de la mobilité, des usagers aux spécialistes du patrimoine et de l’urbanisme, on trouverait des projets d‘aménagement plus satisfaisants. Or, à Bruxelles le fonctionnalisme prime sur le patrimoine : cette dynamique est inquiétante car elle est irréversible et déconnecte un patrimoine de son cadre.
Des rues entières de New York ou de Brooklyn sont couvertes avec des pavés Bruxellois ou taillés à Lessines… Comment se sont-ils trouvés là ?
Au 19e siècle, au moment où il y avait de très nombreux bateaux qui quittaient le port d’Anvers à la recherche de nouvelles marchandises à commercialiser au États-Unis partaient les calles vides remplies de pavés de porphyre afin de pouvoir affronter les vents de l’Atlantique. Arrivé à New York, ce ballast était balancé dans le port pour faire place à la cargaison. Les américains ont découvert la robustesse du pavé belge, qu’ils ont adopté. Les rues de Brooklyn et Manhattan en regorgent et celles qui ont été asphaltées au 20e siècle pour accompagner la pression automobile laissent apparaître des pavés les trous du bitume endommagé. Aujourd’hui, il y a des quartiers historiques protégés par les Monuments et Sites et qui ne pourront plus être asphaltés. Et pendant ce temps, à Bruxelles, les 1.200.000 pavés qui composent les 1.5 km de l’avenue du port en bordure du canal, dans le quartier maritime, risquent d’être délogées. C’est un déni flagrant du patrimoine existant.
Pavés de Bruxelles, dirigé par Isabelle Pauthier et Marion Alecian de l’ARAU, AAM Éditions, 521 p. ISBN : 978-2-87143-308-8.
(Interview : Nicolas Bogaerts / Crédits photo : Isabelle Marchal, Guido Vanderhulst)