Trajet physique, expérience intérieure
Pour le premier numéro de Roaditude, qui sortira en avril prochain, Anne Pitteloud a écrit Descente, une nouvelle inédite qui nous emmènera sur les routes d’Afrique. Rencontre avec cette auteure suisse qui publie ces jours, aux éditions D’autre part, En plein vol, son premier recueil de nouvelles.
Roaditude – Anne Pitteloud, nous vous connaissons comme critique littéraire, moins comme auteure. Quel est votre parcours d’écriture, et quelles sont vos influences ?
Mon métier de journaliste littéraire au Courrier est pour moi l’aboutissement logique de mon amour de la lecture et de l’écriture. Pendant plusieurs années, je n’ai plus écrit de textes personnels, la critique prenant toute la place – c’est une écriture créative où la pensée est pour moi intrinsèquement liée à la forme, et ça a été très riche et formateur. Par ailleurs, lire les textes des autres et s’immerger chaque semaine dans des univers différents laisse peu de place au développement de son monde à soi, et peu de disponibilité pour l’écriture en dehors du contexte professionnel. Au fil des années, pourtant, l’envie d’écrire à nouveau des textes de fiction s’est réveillée. La brièveté des nouvelles m’a permis de le faire en parallèle à ce métier chronophage.
Je ne pense pas à d’autres textes quand j’écris et je ne saurai pas dire si mon univers est influencé par celui de tel ou tel auteur. Je suis ma propre musique intérieure. En revanche, des œuvres m’ont marquée, oui. Elles sont nombreuses, mais je citerai les écrivains qui ont le plus compté: Fiodor Dostoïevski, Mikhaïl Boulgakov, Anna Akhmatova, Raymond Carver, Tony Morrison, Anaïs Nin ou encore Henry Miller (des Russes et des Américains, la «faute» à mes études sans doute…). Il y a aussi Jean Giono, Primo Levi, Cesare Pavese… Plus récemment, je dirais Annie Ernaux et Catherine Safonoff. J’en oublie sûrement.
Vous publiez En plein vol, un recueil de nouvelles. Pouvez-vous nous présenter ce projet ?
Il s’agit de huit textes dont les héroïnes se retrouvent empêtrées dans des circonstances ou des relations qui les empêchent de prendre leur envol, et où celles qui réussissent à suivre leurs désirs semblent appelées par des forces qui les dépassent. Il est question d’élans brisés, d’attachements qui emprisonnent, d’amours silencieuses, de trains qu’on a ratés et de ces détails qui font dérailler le quotidien, de violence et de désir amoureux, du lien presque magique à la nature… Rien de sombre, pourtant. J’essaie d’effleurer ces éléments, de les faire surgir sans lourdeur au détour d’une image, d’une pensée, dans un rythme soudain défaillant… L’important est que le lecteur les ressente.
Pour le programme des Journées littéraires de Soleure où je suis invitée, Nicolas Couchepin parlait de ces nouvelles comme de huit « représentations de la rupture invisible, mais infranchissable entre ce que l’on est et ce que l’on montre ». Je n’y avais pas pensé, mais c’est très juste. Comment être complètement soi ? Qui est-on ?
En vous lisant, on est frappé par le côté très travaillé de votre écriture. Qu’est-ce qui est le plus important, le style ou l’histoire ?
J’ai d’abord envie de raconter une histoire. Mais celle-ci est indissociable de la langue dans laquelle elle prend forme. Chaque intrigue possède sa musique, son atmosphère, son rythme, sa couleur. L’écriture n’est donc pas pour moi un simple véhicule pour raconter une histoire, la forme fait partie de celle-ci et je ne peux pas commencer à écrire sans avoir trouvé la musique propre à chaque récit. C’est un peu mystérieux : l’histoire tourne dans ma tête, comme flottante, pour s’incarner elle doit trouver sa voix ; soudain surgit une phrase qui sonne juste et je peux commencer, le reste vient tout seul, il me suffit de tirer sur le fil.
Pour votre collaboration avec Roaditude, vous avez dû composer avec une contrainte : la route. Est-ce un thème qui vous inspire ?
La route m’inspire dans son acception de voyage, de chemin, toujours à la fois bien réel et intérieur. Pour moi, ce voyage peut se réaliser dans toutes ces dimensions quand il passe aussi par le corps: l’expérience intérieure est mise en mouvement par le trajet physique. C’est pourquoi la route que je préfère est celle que je parcours à pied ou à vélo ; la voiture ou tout véhicule motorisé est au contraire synonyme pour moi de passivité, d’attente, d’endormissement des sens et de la pensée, d’ennui pour tout dire – de «descente» comme on parle d’un mauvais trip. En revanche, quand je marche ou me déplace à vélo, le mouvement physique stimule celui de la pensée, qui s’élargit et se creuse, s’ouvre à d’autres dimensions. Il y a l’énergie, la fatigue, les élans, la lenteur qui ancre dans le paysage, l’esprit qui prend des chemins inattendus, c’est une expérience complète et chaque fois différente.
Y a-t-il une route qui compte dans votre vie ?
J’ai immédiatement en tête des hauts pâturages, des chemins de montagne en été. Ou, s’il faut trouver une voie carrossable, les petites routes dans la campagne genevoise de mon enfance, un paysage premier qui me touche toujours.
Après les nouvelles, quelle est la prochaine étape ? Un roman ?
Oui, j’aimerais beaucoup.
Anne Pitteloud, En plein vol, D’autre part, Genève, 2016.
(Interview : Laurent Pittet / Crédit photo : Marc Charmey)