Mythologie de la route : routes de légende
Nouvelle chronique sur le carnet de route de Roaditude: tous les deux mois, Gérald Berche-Ngô, auteur de Variations insolites sur le voyage (Cosmopole, Paris, 2016), partage avec nous sa mythologie de la route. Premier mythe, inaugural s’il en est, les “routes de légende”.
Tout « goudronaute » qui se respecte le confirmera : il n’y a pas de voyages mythiques sans routes mythiques. Hollywood – la machine à mythes par excellence – a même inventé un genre cinématographique, le road-movie, né en 1969 avec le film Easy Rider de Dennis Hopper. Personnages en soi, symboles d’aventure et de liberté accessibles à tous à partir de la généralisation des moyens de transports individuels (la voiture, la moto) ou collectifs (les célèbres bus américains Greyhound), les routes de légende font rêver, impressionnent, émerveillent ou terrifient, et chaque pays a la sienne.
Aux États-Unis, c’est sans aucun doute la Route 66 (également surnommée Main street USA, The Mother Road ou Will Rogers Highway) qui fascine le plus. John Steinbeck (Les Raisins de la colère, 1939) et Jack Kerouac (Sur la route, 1957) l’ont mise en mots ; Bobby Troup, Chuck Berry, les Rolling Stones et Depeche Mode l’ont chantée ; Percy Adlon (Bagdad Café, 1987) ou Ridley Scott (Thelma et Louise, 1991) l’ont donnée à voir en technicolor ; James Lasseter (Cars, 2006) l’a reconstruite en images de synthèse et y a ajouté une ville imaginaire, Radiator Springs dans le comté de Carburetor, peuplée de voitures qui parlent et se font des bisous… Reliant Chicago à Santa Monica, longue d’environ 4000 km, elle traverse trois fuseaux horaires et huit États. Et bien qu’elle ait été peu à peu désertée après la construction de l’Interstate highway system, et même officiellement déclassée en 1985, de nombreux touristes nostalgiques continuent encore à l’emprunter. Véritable voyage dans l’espace-temps, la Route 66 est plus qu’une simple route : elle est à la fois un musée à ciel ouvert (avec ses boutiques de souvenirs 66 fois kitsch) et un décor de cinéma (avec ses anciens motels à l’abandon et ses pompes à essence en ruine), où les pèlerins motorisés de la Sainte Route-Mère viennent tourner leur propre road-movie en circuit balisé. Symbolisant à la fois l’Amérique rayonnante des années 1950, l’Amérique des hippies en Harley Davidson des années 1960-1970 ou celle, plus fantasmatique encore, des cow-boys et des pionniers de la conquête de l’Ouest, elle demeure dans l’imaginaire collectif l’archétype du chemin vers la Liberté.
Autre tracé légendaire, la Panaméricaine s’étend du nord au sud du continent américain et – tout dépend si l’on compte les axes secondaires transversaux ou pas – mesure entre 24 000 et 48 000 km ! Elle débute officiellement à Prudhoe Bay en Alaska (USA) et se termine à Ushuaïa en Terre de Feu (Argentine) ; entre temps, elle traverse le Canada, le Mexique, le Guatemala, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, le Costa Rica, le Panama, la Colombie, l’Équateur, le Pérou et le Chili ! Sa construction a débuté en 1923 mais elle n’est toujours pas achevée : il manque encore un tronçon de 87 km au niveau du « bouchon de Darién », une zone marécageuse située entre le Panama et la Colombie. Contrairement à la Route 66, la Panaméricaine est plus une succession de voies rapides et d’autoroutes construites par les 14 pays traversés qu’une entité claire et indivisible. Pour les voyageurs qui l’empruntent, elle n’est pas non plus vécue comme une gentille promenade sur le macadam du temps perdu, mais plutôt comme un exploit et un défi physique et mécanique, une aventure avec un grand A qui mène jusqu’à la ville la plus australe de la planète.
La plus vieille des routes mythiques est probablement la Route de la soie, qui reliait déjà au moins 2000 ans avant notre ère la Chine à la Turquie via l’Asie centrale. Abandonnée à partir du XVesiècle, l’Empire du Milieu en a proposé un nouveau tracé en 2014. Mais à la place des étoffes, de la porcelaine et des épices transportées à dos de chameaux ou de yacks dès le commencement du règne de la dynastie Han (206 av. J.-C.- 220 ap. J.-C.), ce sont des ordinateurs portables de Hewlett Packard et des iPad d’Apple made in China qui sont expédiés vers l’Europe… Le trajet, qui prenait parfois plus d’un an, s’accomplit dorénavant en deux à trois semaines.
Il serait difficile (et long !) de dresser une liste exhaustive de toutes les routes mythiques. On peut tout de même encore citer la Route des Yungas en Bolivie, surnommée « la route de la mort » car elle est considérée comme la plus dangereuse du monde (200 à 300 personnes y perdraient la vie chaque année) ; la Transhimalayenne entre l’Inde, le Tibet et le Népal, avec ses passages de cols à 5000 m d’altitude ; la Route de l’Atlantique en Norvège et sa vue sur la mer ouverte ; la Transcanadienne, la route nationale la plus longue du monde (7821 km) qui court de l’océan Pacifique à l’océan Atlantique ; la Route Mandarine au Viêt Nam qui serpente sur 1730 km ; la RN 7 en France, chantée en 1955 par Charles Trenet (cette route des vacances où « L’amour joyeux est là qui fait risette / On est heureux Nationale 7 ») ou même… la route du col de la Furka dans les Alpes suisses, immortalisée par James Bond dans Goldfinger en 1964 !
(Texte : Gérald Berche-Ngô / Crédit photo : Corinne Bomont)