Annemarie Schwarzenbach photographe

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Ecrivaine, photographe, journaliste, voyageuse à l’âme vagabonde, Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) est l’une des figures les plus marquantes, les plus marginales aussi de l’histoire culturelle suisse du XXème siècle. Celle qui, écrit Roger Martin du Gard, promenait sur terre « son beau visage d’ange inconsolable » élit le voyage en expérience existentielle et métaphysique. Si son œuvre littéraire et journalistique est connue, si, grâce aux traductions de Dominique Laure Miermont et Nicole Le Bris, à la biographie Annemarie Schwarzenbach ou le mal d’Europe de Dominique Laure Miermont, ses nouvelles, ses romans, ses recueils poétiques, ses carnets de voyage et textes journalistiques ont essaimé dans le monde francophone, la puissance de ses créations photographiques est longtemps restée un continent immergé. La souveraine exposition « Départ sans destination. Annemarie Schwarzenbach, photographe » qui se tient au Centre Paul Klee à Berne comble cette lacune.

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Remarquablement conçu, cet événement dévoile pour la première fois en Suisse le travail photographique d’une femme anticonformiste, d’une pionnière du photojournalisme, qui aura, dans sa vie comme dans son œuvre, échappé à tous les codes, aux normes sociétales du genre. Prendre connaissance des sept mille clichés que dévoile l’exposition, c’est plonger dans l’œil inquiet que pose Annemarie Schwarzenbach sur la planète à l’heure où l’Allemagne bascule dans le nazisme, entraînant le monde dans la Deuxième Guerre mondiale.

Acuité de la vision

Les portraits de ses proches, Klaus et Erika Mann, de ses amantes, les photographies qu’elle prend lors de ses quatre longs voyages en Asie, au Proche et au Moyen-Orient, en Afghanistan aux côtés d’Ella Maillart, lors de ses périples aux Etats-Unis dans des régions frappées par la Grande Dépression, ou encore en Europe ou en Afrique du Nord, au Congo témoignent de cette acuité de la vision, de la finesse d’observation qui imprègne ses écrits. Les Archives littéraires suisses ont conservé de cette infatigable photographe plus de trois mille clichés mis en ligne. A l’instar de ses écrits journalistiques, ses reportages photographiques relèvent d’une esthétique alliée à une politique : sa caméra mentale enregistre la misère des ouvriers noirs de Savannah aux Etats-Unis, la farouche beauté des nomades afghans, les effroyables défilés de drapeaux à croix gammée dans les rues de Dantzig...

Troisième enfant d’Alfred Schwarzenbach, un puissant industriel suisse, et de Renée Wille acquise au militarisme prussien, petite-fille de Clara Bismarck, Annemarie Schwarzenbach embrassera en tant qu’écrivain, en tant que journaliste et femme engagée des idéaux politiques antifascistes, un militantisme en faveur de l’égalité, de la liberté, un pacifisme en rupture radicale avec son milieu. Ce qui frappe avant tout, c’est une lucidité précoce que, dès 1932, elle partage avec Erika et Klaus Mann, une prescience des menaces qui pèsent sur la liberté des peuples avec la montée du fascisme. Son objectif de photoreporter capte les tourmentes d’une époque qui s’abîme dans la guerre, enregistre les bouleversements qui agitent le monde, la vérité de l’oppression capitaliste et coloniale, le danger du fascisme, les menaces liées à la modernisation, à l’occidentalisation qui pèsent sur les tribus nomades. Majesté des bouddhas de Bamiyan derrière un groupe d’hommes, femmes et enfants montés sur des ânes, hommes à cheval, avec leurs instruments de musique à Bala Murgab en Afghanistan, halte d’une caravane, navire accosté au port de Massawa en Erythrée, chevaux dans la vallée du Lar en Iran, nécropole antique de Dargavs en URSS, clown dans un cirque à Petseri en URSS, portraits de Klaus, d’Erika, de ses amantes, de ses amis, affirmation de l’homosexualité, du travestisme, de la transgression des rôles impartis aux sexes… 

Au bord du gouffre

La beauté, l’intemporalité des photographies en noir et blanc prises entre 1933 et 1942 témoignent d’une vision du monde acquise au cosmopolitisme, à la défense farouche des libertés et à une quête insatiable de l’ailleurs. Une vision dansant au bord du gouffre, celui que creusent les fascismes et le Troisième Reich mais aussi le gouffre intérieur. Pour Annemarie Schwarzenbach, écrire, photographier, fuir au bout du monde, loin d’un Occident malade, partir à la recherche d’un Orient ouvrant d’autres manières de penser et de vivre, ce sera encore et toujours sauver sa peau, tenter de tenir bon dans une existence traversée par les dépressions, les crises sentimentales, les orages amoureux, la dépendance aux drogues, à la morphine. Au diapason de sa beauté androgyne, a-t-elle développé un œil androgyne, non au sens où il combinerait les deux sexes mais lirait dans la réalité deux postulations en lutte, l’une vers l’affirmation de la vie, l’autre vers la destruction ?  

Au travers de six espaces, le Centre Paul Klee nous immerge dans une création photographique qui interroge avec le regard de l’enfance les failles du monde, le mythe du progrès et son lot de désastres — envers de ses promesses d’émancipation —, le saccage de la nature, des écosystèmes par l’industrialisation, la destruction des modes de vie non occidentale par la colonisation, par une modernité effrénée, la montée du bruit des bottes, la splendeur des paysages vierges de toute emprise humaine, l’étincelante beauté des populations nomades. 

Annemarie Schwarzenbach, Zwischen Isfahan und Shiraz, Iran, 1935, Zweizerisches Literaturarchiv, Zweizerische Nationalbibliothek,  Bern, Nachlass Annemarie Schwarzenbach.

Annemarie Schwarzenbach, Zwischen Isfahan und Shiraz, Iran, 1935, Zweizerisches Literaturarchiv, Zweizerische Nationalbibliothek, Bern, Nachlass Annemarie Schwarzenbach.

Annemarie Schwarzenbach, Nekropole Dargavs (heute Russland), 1933-1934, Zweizerisches Literaturarchiv, Zweizerische Nationalbibliothek,  Bern, Nachlass Annemarie Schwarzenbach.

Annemarie Schwarzenbach, Nekropole Dargavs (heute Russland), 1933-1934, Zweizerisches Literaturarchiv, Zweizerische Nationalbibliothek, Bern, Nachlass Annemarie Schwarzenbach.

Annemarie Schwarzenbach, Lar-Tal im Elburs-Gebirge,  Iran, 1935, Zweizerisches Literaturarchiv, Zweizerische Nationalbibliothek,  Bern, Nachlass Annemarie Schwarzenbach.

Annemarie Schwarzenbach, Lar-Tal im Elburs-Gebirge, Iran, 1935, Zweizerisches Literaturarchiv, Zweizerische Nationalbibliothek, Bern, Nachlass Annemarie Schwarzenbach.


Zentrum Paul Klee, « Départ sans destination. Annemarie Schwarzenbach, photographe », 18 septembre 2020- 3 janvier 2021, Monument im Fruchtland 3, 3006 Berne (Suisse). Voir le site Internet du musée.

(Texte: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo pour l’image de tête : Esther Gambaro, Nachlass Marie-Luise Bodmer-Preiswerk)