Bonnie et Clyde débarquent en France

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Auteur majeur de la bande dessinée, illustrateur, ayant publié des albums marquants — Léon la Came (couronné par le prix du Meilleur Album au festival d’Angoulême en 1988), la série Salvatore, Carnets de Kyoto, Visa transit… —, Nicolas de Crécy publie son premier récit en s’emparant du couple légendaire Bonnie & Clyde. Dans Vieux criminels, il réécrit l’histoire de ce duo mythique de braqueurs qui tint en haleine l’Amérique durant les années de Grande Dépression, à qui le FBI livra une chasse à l’homme sans précédent.

L’axiome de départ pose que la fantasque Bonnie a mis en scène le scénario de leur mort, engageant pour ce faire, deux doublures qui périront dans la voiture criblée de balles le 23 mai 1934. L’opinion américaine, le monde entier accréditent la version officielle, celle du décès du couple de desperados qu’au début de leur odyssée de braqueurs de banques, une large frange de la population américaine, paupérisée par le krach boursier de 1929, perçut comme des Robin des Bois. Le scénario habilement ficelé leur permet de gagner la France, d’ouvrir dans les Cévennes un lavomatique qui dissimule un trafic de substances opiacées. 

Eva et Claude

Rebaptisés Eva et Claude, dans leur décor cévenole, connaissant peu les us et coutumes de la France, Bonnie et Clyde ont oublié que les amateurs de psychotropes ne courent pas la garrigue. Stars déchues, ayant perdu la main, l’ex-roi de la gâchette et l’ancienne reine de beauté échouent dans leur tentative de hold-up sur le sol français. Leur échec libérera une improbable rencontre : ils ne croisent pas la route de l’argent du casse mais celle d’un nourrisson déposé dans des sous-bois. La lumière jaillit de leur piteuse tentative de renouer avec leurs anciennes amours, avec leur passé de hors-la-loi.

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Taillé dans l’humour noir, livrant une analyse décapante d’exemplaires hors norme d’une humanité borderline, Vieux criminels use du prisme du burlesque pour tracer un road movie surréaliste où l’on croise un truand endurci qui, échouant à pratiquer l’art du crime, maintient ses victimes dans un couloir de la mort. La tonalité qui sous-tend le récit relève d’un noir carnavalesque. Recyclés en petits truands retraités, « Eva » et « Claude » conservent une aura pour Iris et Tony, apprentis voyous fascinés par l’auréole de gloire qui entoure Bonnie Parker et Clyde Barrow. 

Face au chaos

Réflexions sur les jeux de la mémoire (Bonnie ne sachant plus si elle a tiré à bout portant sur un policier barrant leur route ou si, fidèle à son code d’honneur, jamais elle n’eut de sang sur les mains), sur les forces de l’abîme et celles de la rédemption, sur le besoin des sociétés de forger des héros noirs, des princes du braquage, pour les aduler ou les diaboliser, Vieux criminels sonde l’espace psychique de personnages qui entendent incarner leurs rêves à coups de trafics illicites, de balles, de plans foireux, de viols… Face au chaos surgit l’enfant Célestin, ce nourrisson déposé par des dieux facétieux sur la route d’Eva et Claude, qu’ils élèveront comme leur propre fils. Comment cesser d’être Bonnie et Clyde quand leur amour fut bercé par l’ivresse des braquages ? Comment enterrer celle et celui qu’ils étaient et qu’ils sont demeurés malgré ? Par quels moyens, tempête Eva, alias Bonnie, faire comprendre à l’opinion publique que Jacques Mesrine recycle l’art de la mise en scène qu’elle a déployé dans les années 1930, en géniale pionnière construisant la légende ante mortem et posthume de Bonnie et Clyde à coups de photographies où on la voit fumer le cigare, tenir un revolver, à coup de poèmes, de ballades ? 

Ils faisaient sauter les coffres-forts, faisaient l’amour dans des motels, posaient pour la postérité, défiaient les lois d’Oncle Sam, ils dénonçaient la misère engendrée par la Grande Dépression, filaient sur les nationales, le FBI à leurs trousses, libéraient des prisonniers. Nicolas de Crécy fait sauter leur légende qu’il dégomme et engloutit dans le cocasse, il fait sauter leurs noms de siècle en siècle. Sans idéalisation aucune, sans non plus les ingrédients de leur jeunesse éternelle, de Robin des Bois anarchistes combattant le système socio-politique américain. Des ingrédients qui ont inspiré Fritz Lang, Arthur Penn, Gainsbourg, Eminem, Beyoncé, Marilyn Manson, tant d’autres artistes, mais dont Nicolas de Crécy se détourne pour bâtir l’après sans grandeur de héros fatigués d’endosser leur rôle de légendes noires.


Nicolas de Crécy, Vieux criminels, Sygne/Gallimard, Paris, 2021.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Prints and Photographs division de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis, Gallimard pour la couverture du livre)