5 séries qui suivent la ligne jaune (hors-série pandémie #3)

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Durant les années 1970 et 1980, aux États-Unis, la route et les grands espaces ont été le lieu commun d’un nombre incalculable de fictions, à l’intérêt inégal, sorties des esprits de moguls de la télévision tous publics. La Peak TV a remis de l’épaisseur et de la complexité dans ces récits itinérants, et réchauffé la gomme d’une créativité qui montrait le bout de son nez dans les années 1960.

Loterie, L’Agence tout risque, Sheriff fais-moi peur, Les Routes du Paradis, Chips, K-2000, L’Incroyable Hulk et tant d’autres ont suivi le premier circuit d’irrigation de l’Amérique pour déployer, en plein âge d’or de la télé Jacques Martin, leurs feuilles de routes plus ou moins moralisatrices, divertissantes, colporteuses d’un modèle porté aux nues ou décrié, soluble dans la sauce à l’estragon du poulet dominical.  Pourtant, dans la fiction télévisuelle d’après la révolution de la Peak TV, la route a maintenu son pouvoir de fascination, hérité des années 60, décennie de l’essor automobile et de l’émancipation. La mécanique s’actionne alors un peu différemment. La route (et son véhicule, la voiture) est un refuge pour les discussions secrètes, les confessions feutrées et les prises de décisions radicales dans Big Little Lies, la très belle et nécessaire série de l’ère #balancetonporc, dont le générique et les scènes clés franchissent le Bixby Bridge comme d’autres, jadis, le Rubicon. Dans les trois saisons de l’ultraviolente et réjouissante Fargo, elle est un axe d’accélération ou de ruptures du récit, et un personnage central des scènes les plus accidentellement contemplatives. Les exemples sont légions et la liste non exhaustive, des séries portées à la verticale par la route, ses lignes brisées, ses tournants, ses points de fuite et ses à côtés. Essai de sélection en 5 points.

Route 66
De Stirling Siliphant et Herbert B. Leonard, USA, 1960

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Entre octobre 1960 et mars 1964, cette série au concept simple, aux décors mythiques, introduite par un générique devenu culte signé Nelson Riddle, a fait le bonheur de la chaine CBS. Route 66 prend le large à travers le pays, suivant la traversée en Chevrolet Corvette décapotable de deux jeunes hommes en déshérence. Todd a son diplôme universitaire en poche, mais aucun projet ni perspective d’avenir. Occupé durant les trois premières saisons par Buz, ancien employé du paternel à la recherche d’horizons meilleurs, le siège passager accueille pour la dernière saison un – déjà – vétéran du Vietnam, Lincoln. La mythique Route 66 est à la fois colonne vertébrale, repère visuel et fil rouge d’un récit qui déborde allègrement l’habitacle au gré des petites boulots que les voyageurs doivent endosser, prétexte pour s’aventurer dans les vies des personnages, patelins et fermes qui peuplent l’Amérique. Exploration presque littéraire et ethnographique d’un pays qui pressent le bouleversement de la décennie (elle sera accusée d’avoir pompée l’œuvre de Kerouac), Route 66 est avant tout la création de Stirling Siliphant qui sera, en 1967, récompensé par un Oscar pour son scénario de In the Heat of the Night (Norman Jemison). C’est ce qui s’appelle sentir sur le pouls d’une génération. L’intégralité de la série est disponible en VO sur Youtube.

La Route
De Pierre Cardinal, France, 1964

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Peu de traces demeurent de ce téléfilm au format inédit : en 15 épisodes de 13 minutes, La Route, adapté d’un roman de Albert Aycard, suit le quotidien de routiers dans la France d’avant les rocades, les contournements et les autoroutes à péages.  Le solide Dupuy, ancien employé dans une compagnie de transport, décide de lancer sa propre affaire dans un contexte de chacun pour soi où les affréteurs jouent les rapaces et les syndicalistes sont aussi rares que les ronds-points. Et il faudra encore attendre 8 ans pour que Max Meynier entonne son slogan « Les Routiers sont sympa » sur les ondes de RTL. Les Halles n’ont pas encore déménagé à Rungis, on casse la graine dans les relais bondés, le ballon de rouge, la Suze et la Chartreuse trainent sur le comptoir, la Nationale 7 n’est pas encore déclassée, les accidents sont spectaculaires et quotidiens, les relations de couple résistent mal aux routes de nuit. La Route façonne un portrait réaliste du métier, et immortalise un moment qui n’existe plus que dans la nostalgie de quelques-uns, noyées dans les volutes de gitanes et les relents d’un navarin de mouton.  A tel point qu’il a fallu l’énergie d’un collectif de routiers retraités pour retrouver les bobines perdues dans les archives de l’INA (la série datant de l’ORTF) et les éditer en DVD… Déjà introuvable.

Sons of Anarchy
De Kurt Sutter, USA, 2008

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Dépeindre le quotidien d’un club de motards sautant allègrement les barrières de la légalité pour assurer la pérennité de leurs trafics sur les routes de Californie était d’entrée un exercice périlleux. L’image du barbu à califourchon sur une Harley et poursuivant la vision extrême du rêve américain constituant l’un des plus encombrants clichés du grand et du petit écran. Pourtant, en abordant la question de la loyauté, de la trahison, du racisme, de la corruption et de la loi du Talion comme héritage éternel de l’histoire du pays, Sons of Anarchy tient la corde tout au long de ses sept saisons. Jackson Teller est le vice-président puis président de ce club de motard opérant sur les routes de la Central Valley, en Californie. Violente et tendre, complexe et torturée, cette histoire d’une rédemption humaine est aussi celle de la transformation d’un modèle collectif qui zigzague entre soutien à la National Rifle Association, lutte contre le trafic de drogues et défense viriliste de son territoire. Et parvient à puiser dans ces contradictions la matière d’un récit attachant. Nantie d’un casting de gueules et de talents (Charlie Hunnam, Ron Perlman, Katey Sagal, Tommy Flanagan) Sons of Anarchy a donné naissance à un spin off axé sur son gang rival, The Mayans.

The End of the F***ing World
De Jonathan Entwistle, UK, USA, 2017

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L’adaptation par Netlix et Channel 4 du roman graphique culte signé Charles Forsman est une somptueuse réussite, qui convoque à l’esprit, et à coup sûr, une cohorte de road movies. James (Alex Lawther) tente d’en finir avec l’ennui et l’autodestruction en s’adonnant au meurtre de petits animaux. Les pensées diluées dans des bluettes soul des années 1960, il attend de tenter l’expérience sur un humain. Sans doute Alyssa (Jessica Barden) fera l’affaire, cette effrontée au langage bordé de jurons. Après une nuit agitée, les deux moineaux se tirent et diluent leur envie d’en découdre dans un road trip initiatique et meurtrier, à l’humour noir, grinçant et au romantisme échevelé, qui rappelle L’Attrape-Cœur de JD Salinger ou Badlands de Terrence Malick. La BO trahit superbement la nostalgie subliminale du récit avec les perles pop, soul et garages de Graham Coxon, Françoise Hardy, Buzzcocks, The Belles… La réalisation de Jonathan Entwistle et Lucy Tcherniak manie l’ironie, la poésie épique et la contemplation. Elle sublime les personnages et les paysages de la campagne anglaise, figés dans les codes vintage et désincarnés par la technologie. The End of the F***ing World est un cri en deux actes qui déchire l’anesthésie générale et violente de l’époque, un rire désespéré qui acte la fin de l’innocence.

The Mystery Road
De Rachel Perkins, Australie, 2018

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L’Outback australien et sa route sécante est le décor sublime et inquiétant de ce polar de genre whodunit. Mystery Road est avant tout le spin off d’un diptyque de films (l’homonyme Mystery Road et Goldstone), mettant en scène Jay Swann, un inspecteur aborigène massif et taciturne, une boule de colère rentrée semblant porter le génocide de son peuple sur les épaules. Lorsqu’il doit faire équipe avec Emma James, chef blanche de la police locale, pour résoudre une double disparition troublante, c’est un choc de styles, d’origines sociales et d’héritages ethniques. Sont recherchés un jeune ouvrier aborigène, Marley, champion local de football australien, et un routard blanc, tous deux employés de la plus grosse exploitation de la région, dont l’enquête va révéler les bien troubles agissements, les conflits larvés, les secrets inavouables : trafics de drogues et d’être humains, viols, lutte pour le contrôle de l’eau et maintien des autochtones dans une détresse endémique. La réalisation de Mystery Road, avec ses plans verticaux fixant dans la route une ligne de démarcation de plus en plus poreuse entre le « sauvage » et la modernité, tout comme ses dialogues et ses personnages, dessine les lignes de fractures de la société australienne. Elles innervent la relation entre les deux policiers, incarnés par Aaron Pederson et Judy Davis, remarquable en femme flic au visage aussi érodé que la roche désertique.


(Texte : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédit photo : Bunya Productions, Golden Road Productions)