"Ciao Bitume", voyage sans retour

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Avec Ciao Bitume, Thomas Verhille signe une première bande dessinée qui nous embarque sur de sinueux chemins de traverse dans un monde à feu et à sang. Coup de coeur pour ce graphisme singulier qui restitue l’atmosphère oppressante d’un monde qui se termine.

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Deux jeunes frères, las de leur vie urbaine, décident de quitter leur ville désolée à bord d’une pelleteuse. C’est sur ce postulat de départ que Thomas Verhille, issu de l’École de l’image d’Angoulême, entraîne son lecteur, pour un road trip sanglant. L’un des points forts de ce premier album est son graphisme maîtrisé, avec ce trait réaliste et hachuré qui imprègne les planches via des décors contrastés qui fourmillent de détails. Un encrage puissant en noir et blanc qui restitue l’atmosphère oppressante et les différents plans de lecture en toile de fond, pour ainsi suivre le périple d’un duo désoeuvré dans un monde au bord du gouffre.

Parcours chaotique 

Ciao Bitume, c’est une histoire prise sur le vif, une tranche de vie, avec peu de dialogues. On ne sait quasiment rien de ces deux frères jumeaux, échappés d’un foyer, qui empruntent les chemins de traverse pour fuir le bitume asphyxiant. L’auteur livre ici une séquence brève et brutale sur deux êtres en quête de liberté qui s’aventurent sur des terres arides, faites de routes en lacets et de sols ravinés, submergées par les montagnes rocheuses à perte de vue. Le récit, parfois sibyllin, de cet instantané devient une suite de mésaventures : meurtre involontaire d’un homme sous leurs roues ; vengeance d’un autre qui les commandite pour abattre un bourreau qui torture et tue des animaux dans une friche abandonnée ; fait divers sordide ; police aux trousses.

Verhille explique peu, nous pose là, ou plutôt nous jette dans l’action, sans accorder d’innocence ni d’échappatoire à ses personnages, les rendant tous responsables de leurs actes, bons ou mauvais. Il se fait aussi peu précis sur le lieu et l’époque, hormis la présence d’une DS et d’une R5, vestiges des Trente Glorieuses, d’un pick-up américain et de bâtiments en construction, entourés de grues, dans des rues insalubres, jonchées de canettes de bière, de restes de nourriture et de rats.

Fuite inéluctable

Verhille distille ainsi au compte-gouttes les informations sur les causes de cette ville déserte où émergent des panneaux d’un idéal jadis possible, « ICI votre rêve se construit », « Home Sweet Dream ». C’est à quelques cases plus loin que l’auteur annonce la couleur, via les gros titres d’un journal lu par le gérant d’un « restauroute », situé au milieu de nulle part. Bombe atomique, guerre nucléaire, société à feu et à sang, rapt dans un zoo, effondrement écologique, l’espace impossible refuge… Ciao Bitume, c’est donc aussi son propos sous-jacent, qui prend des airs d’allégorie post-apocalyptique et survivaliste.

La sécheresse, les armes et le feu consument les paysages au dessin géométrique de plus en plus anguleux et tentaculaire. L’auteur dresse un constat radical sur la folie barbare et démesurée des hommes. Un monde violent, mais où de l’autre côté des montagnes, loin de toute civilisation industrielle, la nature restante et les animaux qu’ils ont sauvés reprennent leurs droits. Une route infernale vers une liberté jonchée de pertes qui sonne malgré tout pour ces deux lascars en hoodie comme une continuité possible.


Thomas Verhille, Ciao Bitume, éditions 6 Pieds sous Terre, Montpellier, 2020.

(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédit photo : éditions 6 Pieds sous Terre)