Un socio-photographe au restoroute

csupor-head.jpg

Le photographe Fred Csupor collabore de longue date avec Roaditude (c’est lui qui réalise nos galeries de styles). Pour notre numéro « Mange la route ! » (sortie début novembre 2019), il s’est rendu au restoroute de Pratteln, près de Bâle, en Suisse, un haut-lieu, non seulement pour les autonautes, mais aussi pour les curieux d’architecture vintage. Nous lui avons demandé de nous présenter son essai.

Roaditude – Fred Csupor, comment allez-vous depuis le premier entretien que nous avions fait avec vous en 2017 ?

Fred Csupor – Très bien, merci ! Je suis content de collaborer à nouveau avec Roaditude. Deux ans, ça parait court, mais il peut se passer pas mal de choses. De mon côté, des nouveaux travaux, des voyages et quelques accomplissements. Entre autres, un passage de dizaine en termes d’âge (on ne dira pas laquelle). Je ne sais pas si ça rentre dans la catégorie des accomplissements. Un accomplissement inévitable (rires).

Pouvez-vous nous rappeler en quelques mots qui vous êtes, et quelles sont vos influences en photographie ?

Je m’appelle Fred Csupor, je suis auteur-photographe. Ce nom de famille peu commun, je le dois à des origines hongroises. J’aime beaucoup la photographie d’une manière générale, mais j’ai une forte sensibilité au style documentaire. Une certaine photographie qui documente, parfois de manière « scientifique » ou sociologique. Aux origines de cette photographie, on trouve les noms d’Auguste Sander, Eugène Atget, Albert Renger-Patzsch, Bérénice Abott, Dorothea Lange, Walker Evans,…

Parallèlement à la photographie, je m’intéresse beaucoup à la sociologie. Je lis énormément sur le sujet, je rencontre des chercheurs, et je pense que cette discipline à un lien fort avec la photographie documentaire. La sociologie est, en très résumé, la science de l'observation de la société et des phénomènes sociaux. La plupart du temps, la photographie de style documentaire donne à voir ces phénomènes sociaux. Donc, ces activités de création et d’étude sont, pour moi, indissociables. Beaumont Newhall, historien de la photographie, disait que « la photographie ne devient documentaire que lorsqu’elle est elle-même documentée ».

Parmi les lieux qui vous inspirent, il y a l’Amérique, en particulier Los Angeles. Pouvez-vous nous parler de cette inspiration ?

 J’ai eu la chance de découvrir Los Angeles il y a quelques années, avec des gens qui connaissaient cette ville. Los Angeles a, quelque part, bercé ma jeunesse. En effet, les cultures du skate et du surf ont rayonné depuis la Californie et, indirectement, Los Angeles. Les séries américaines, dont les kids étaient de grands consommateurs dans les années 1980-90, se déroulaient pour la plupart dans cette ville, ou dans ses alentours. Donc, il y a déjà un mélange de proximité et de fascination pour le lieu. La fascination vient en grande partie du fait qu’entre tes yeux et la réalité de la ville, il y avait un écran de télévision.  J’ai découvert également Los Angeles à travers le cinéma, dans des styles très différents : Mulholland Drive, Invasion Los Angeles, Le Dahlia noir, Boyz N the Hood ou encore le tout récent Under the Silver Lake.

La ville compte près de 4 millions d’habitants, l’aire urbaine près de 18 millions. Elle s’étend sur 1300 km2. Pour se donner une idée, la rue la plus longue fait 68 km (Sepulveda boulevard). Elle est plus longue qu’un trajet Genève-Lausanne. Cette superficie et cette population importante en font un sujet d’étude passionnant. Il y a énormément de littérature sur Los Angeles et elle fait l’objet d’interrogations et d’analyses de la part d’ethnologues, de sociologues, d’urbanistes, de philosophes, d’historiens… C’est un sujet dense qui pourrait faire l’objet d’un Roaditude entier (Rires).

Au-delà des sciences, des auteurs et des analyses qu’elle convoque, cette ville a également une lumière incroyable. En photographie, c’est quelque chose d’important, voire même de capital. « Photo » vient du grec photos, qui veut dire « lumière » ; et « graphie » vient de graphein qui veut dire « peindre, dessiner, écrire ». La lumière de Los Angeles est rasante, chaude et l’absence de building permet une présence permanente et une diffusion homogène. Cette particularité a convaincu les studios de cinéma de s’installer à L.A. Je passe du temps là-bas, avec des projets variés.

Pour le trajet photographique publié dans le numéro 8 de Roaditude, vous êtes resté en Suisse, au restauroute de Pratteln. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?

Le nouveau numéro de Roaditude est consacré à la nourriture. Très souvent, cette dernière est associée aux aires de repos qui jalonnent routes et autoroutes. Laurent Pittet, le fondateur de la revue, m’a proposé une carte blanche photographique en suggérant un lieu, celui du restoroute de Pratteln, à proximité de Bâle. Ce lieu est reconnaissable par l’architecture originale de son bâtiment et une couleur jaune qui se démarque de son environnement, plutôt dans les tons verts. Beaucoup de gens se rappellent d’être passé à côté de ce bâtiment original, qui traverse l’autoroute avec un pont. En termes de création, le but était de rendre compte d’une vision personnelle, d’un point de vue dans ce lieu particulier que peut être une aire d’autoroute. Une forme de non-lieu où l’on passe mais où l’on ne vit pas. Je suis donc resté quelques temps sur place, avec mon assistante, et on a beaucoup observé. Il n’y avait pas de forme précise dans le travail final, une carte blanche avec une liberté totale.

Quel matériel avez-vous utilisé, et comment s’est déroulé le tournage dans ce lieu si particulier où les gens ne font que passer ?

Je travaille au moyen format, avec un boîtier léger et peu encombrant. Beaucoup d’observation sur le lieu, mais aussi aux alentours. Le mouvement est permanent, entrées, sorties… Les gens font des pauses courtes, tout au plus le temps de manger quelque chose. Car s’il y a un lien dans tout ça, c’est bien celui de manger. La nourriture est très présente, en vrai, bien sûr, mais également visuellement. Il y a aussi la question du carburant, mais ça passe presque au second plan. Priorité à la bouffe (rires).

On sent une certaine ironie derrière votre essai, alors qu’on aurait pu s’attendre à quelque chose de strictement esthétique. C’est important pour vous de dire quelque chose, de faire passer un message ?

Les deux ne sont pas incompatibles. Il n’y a pas de volonté d’ironie de ma part. En revanche, les sujets photographiés peuvent-être interprétés librement. Une fois photographiés et imprimés, ils prennent un autre sens. Les frites n’ont pas la même prestance sur un papier couché que couchées dans ton assiette (rires).

Je pense qu’il y a une certaine ironie dans l’uniformisation des aires de repos. Pratteln garde une certaine singularité de par son architecture. Mais sur la plupart des aires, les visuels, l’aménagement des espaces, font que ces non-lieux tendent à se ressembler. Aux USA, on voit plus une culture de l’originalité sur les aires. Certaines sont même connues et visitées pour de véritables originalités, souvent architecturales.

Vos projets pour le futur ?

Pas mal de choses prévues. Un nouveau tatouage, offert par mes amis. Mais ce n’est peut-être pas le moment pour en parler (rires).

J’espère continuer de travailler avec des  revues de qualité, comme Roaditude. En parallèle, j’ai un livre que je dois terminer. J’ai démarré ce travail il y a plusieurs années, mais il me prend beaucoup de temps, car il porte sur l’étude d’une sub-culture. C’est donc un long travail d’enquête en plus de celui de création.

J’ai un projet de thèse de doctorat qui aura pour sujet… Los Angeles. Etonnant non ? (rires)

Et pour terminer, je dois faire plus de sport. Pour une raisons très simple, je mange beaucoup trop de burgers sur les aires d’autoroute.


Pour en savoir plus, vous avez la possibilité de visiter le site Internet de Fred Csupor.

(Interview: Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédits photo: Fred Csupor)