Pompe démocratique

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Née en 1888 en Allemagne, dans une pharmacie de Wiesloch tenue par une certaine Bertha Benz, le concept de station d’essence s’est étendu avec l’avènement de l’ère automobile au début du 20e siècle. La première « service station » américaine apparait en 1905 à Saint-Louis, suivie de près, en 1913, par le premier concept de drive in, implanté à Pittsburgh par la Gulf Refining Company. Alors que les réseaux routiers et autoroutiers vont étendre leur influence sur les vies humaines, les flux et les économies, les stations service vont se déployer comme autant de jalons, de points de repères, d’étapes nécessaires. Ce faisant, elles s’inscrivent dans un paysage et un patrimoine architectural singulier, trivial, banal ou excentrique, en tout cas bien réel. 

Car ces lieux de vie et de passage sont autant d’instantanés des époques qu’ils ont traversées, des modes visuelles et des contraintes logistiques dont ils se sont affublés et dont ils on pu garder les stigmates ou les vestiges. C’est pour exhumer ce patrimoine et cette mémoire visuelle que les éditions allemandes Gestalten éditent le très beau volume Schöner Tanken (le beau plein ?), plus agréablement intitulé It’s a gas ! dans son édition anglaise.

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Des centaines de stations, en ville ou dans les zones périurbaines ou autoroutières, qui témoignent de leur importance visuelle dans le biotope depuis plus d’un siècle. Si le volume est essentiellement un regard dans le rétroviseur, il ne perd pas de vue les stations les plus excentriques (ce « champignon » poussant au bord d’une route danoise), les plus visuellement douloureuses (une pin up en plâtre grossier sur un toit en Arizona) ou esthétiquement audacieuses. Futuristes, vintage, glamour, désespérément fonctionnelles, hantées par l’esthétique du rêve américain (le Roy’s Motel and Café sur la Route 66, dans le désert de Mojave) ou abandonnées, elles constituent un corpus dont l’impact subsiste au-delà de leur solitude inexorable et du sentiment de désolation qui en découle.

Variété esthétique et géographique
Une des grandes qualités de ce recueil édité par Sascha Friesike et préfacé par Jay Leno, star de stand up et ancien présentateur de late shows sur les réseaux télé américains, par ailleurs grand amateur d’automobiles, réside dans l’impressionnante variété esthétique et géographique. On sort des routes de bitume pour trouver des stations au milieu de rivières ou de lacs. On part dans un road trip mêlé de science-fiction en Thaïlande, on s’attarde sur les reproductions minutieuses de Lego, les plans d’architectes, les croquis… Et les véritables chefs d’œuvre d’architecture qui peuvent aussi se muer, le temps d’un ravitaillement, en d’improbables étapes de sociabilités.

« La station essence est un espace démocratique, écrit Jay Leno, un lieu de l’inévitable, à la manière de la mort ou des impôts; vous pouvez y trouver une Bentley comme une vieille Ford break déglinguée, mais c’est aussi  l’occasion de flâner, de parler librement avec les gens de leur auto »… La démocratie est à la pompe, quoi.

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Schöner Tanken: Tankstellen und ihre Geschichten, Gestalten, Berlin, 2018. En allemand et en anglais.

(Texte: Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : akg-images, Alienti Firenze, Carmody Groarke, Marcus Buck, Isabella Stahl)