Dalton hagiographie

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Nommée en hommage à James W. Dalton, ingénieur américain qui a exploré les réserves pétrolifères du nord de l’Alaska, la Dalton Highway est bien plus qu’une route qui traverse à la verticale le 49e État, sur 666 km. Quand on y songe, d’ailleurs, quel chiffre diabolique et fort à propos pour ce tracé qui relie des lieux aux noms aussi évocateurs que Livengood, à une centaine de kilomètres au nord-ouest de Fairbanks, et Deadhorse, large zone d’exploitation pétrolière aux abords du continent arctique, défi logistique et humain sis dans un environnement hostile et blafard.

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Muddy road, gravel road
Pourtant, la Dalton fait rêver. Elle attire quotidiennement des dizaines de bikers, cyclistes, routards, touristes en 4×4, pickups ou camping cars, aimantés par ce pôle d’activité de bitume, de graviers et de boue lui valant les épithètes shakespeariens de muddy road ou gravel road. Conçue comme une route d’approvisionnement et d’entretien tout le long de l’Oléoduc Trans-Alaska, la Dalton Highway s’étend aux côtés de cette sorte d’immense lombric métallique depuis 1974. Elle est bien plus: une colonne vertébrale dont le parcours traverse une variété hallucinante de paysages, de végétations, de reliefs, de climats et d’atmosphères. Plongée dans une quasi obscurité durant la moitié de l’année, elle est, au solstice d’été, baignée d’une lumière boréale qui hypnotise et met les sens en éveil. Ça tombe bien: majoritairement recouverte de gravier ou d’une terre battue épaisse et collante mais glissante en période de pluies, alternant avec des tronçons de bitume constellés de nids de poule, elle exige une vigilance de tous les instants, un équipement de survie, un véhicule adapté et des phares allumés en toute occasion. Aussi, passer, au nord de Livengood, le panneau indiquant l’entrée sur la Dalton Highway verse son lot d’émotions, d’anxiété et d’excitation dans l’habitacle de notre camper pourtant rutilant. Le temps n’est pas venu de vous faire l’ample récit de tout ce qui nous a été offert de voir, ressentir, observer, des surprises, des contemplations et des défis dont la route nous a fait cadeau. Mais une mise en bouche s’impose, bribes d’une hagiographie qui reste encore à écrire.

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Perfect Circle
Aussi abondante, complexe, envoûtante et mystérieuse qu’une discographie de REM, la Dalton Highway plonge très vite dans une Histoire faite de récits et d’épopées: en traversant la Yukon River (+/- 100 km au nord de Livengood) sur un imposant pont en bois, le seul de l’État à enjamber le large fleuve, c’est Jack London qui s’invite. La station service sur l’autre berge semble figée à l’époque des ruées vers l’or du début du 20e siècle et des premiers campements de trappeurs au milieu d’une forêt dense et accidentée. Mais lorsque nous traversons, quelques kilomètres plus loin, le cercle arctique, les références historiques abdiquent au profit d’une atmosphère singulièrement hors du temps. Les cols et les hauts plateaux de la chaine de montagne du Brooks Range, qui culmine à plus de 2700 mètres, seront désormais les témoins monumentaux et silencieux de notre progression, baignée par le soleil de minuit. Ils disparaîtront ensuite pour laisser la place à une immense plaine de permafrost jusque Deadhorse.

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Bestiaires métallique…
Si la Dalton Highway est traversée par de téméraires routards ou d’inconscients touristes, elle est avant tout une artère logistique de première importance pour assurer l’entretien du pipeline, le ravitaillement des différents campements actifs tout le long et de Deadhorse. La diversité des types et des tailles de véhicules est proprement ahurissante. Camions de transports de vivres et de biens de consommation quotidienne, remorques surmontées de véhicules utilitaires ou de pièces de forages, de containers ou de grues, containers de gravier ou de terre pour la réfection de la route – les travaux sont nombreux et mettent la patience à l’épreuve -, le ballet a de l’allure. Peu bavards, durs à la tâches, concentrés, les travailleurs de la Dalton ont, des décennies durant, opté pour ces emplois temporaires, saisonniers mais confortablement payés… et ont laissé derrière eux, empilés dans des junkyards de poches ou délaissés dans les camps, les vestiges motorisés d’une activité qui a traversé les âges et forme un étrange bestiaire métallique.

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… et de chair
Wild and untouched – sauvage et intacte -, c’est dans ces termes que les habitants de l’Alaska décrivent le plus sûrement du monde leur environnement, ces étendues de montagnes, de vallées et de plaines vierges de toute activité humaine. C’est simple : pour beaucoup, ce pays est avant tout celui des animaux qui le peuplent. Au bord de la Dalton Highway, ils n’ont pas eu peur de se montrer à nous : une famille grizzly, des troupeaux d’élans, de caribous, de mouflons et de bœufs musqués, des marmottes peu farouches, des grands-ducs circonspects, un castor curieux, des porcs épics patibulaires, des aigles et faucons en majesté… Mais les vrais seigneurs de cette faune sont les millions de moustiques qui, au printemps, sortent de terre et des eaux laissées stagnantes par la fonte des glaces pour infester les nuits de camping et les arrêts sur le bord de la route.

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Deadhorse
Large campement dont l’activité principale tourne autour de l’exploitation et l’acheminement du pétrole ainsi que de l’entretien de ses infrastructures colossales et lunaires, Deadhorse est une ode à la logistique. Sur l’étendue de terre glacée, face à l’océan arctique, des milliers de travailleurs s’affairent dans un complet anonymat, se retrouve à l’Aurora, un des deux hôtels du coin, qui sert également de cantine géante, de point de rencontre, de dispensaire. De plus, l’activité hors travail y est… inexistante – c’est même une dry zone, un lieu où l’alcool est proscrit. Pourtant, Deadhorse n’a rien d’une fourmilière en surface… Les rues ne grouillent d’aucune effervescence et sans l’alignement de véhicules utilitaires et de matériel parfaitement entretenus, on jurerait le lieu abandonné, ghost townde plus dans une région qui n’en manque pas. Peu importe les ordalies traversées pour arriver jusque-là : pour les habitués, c’est une routine. Pour nous, ce fut une récompense incommensurable.

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Dalton, Richardson et Glenn Highways, triangle d’or de l’Alaska
La redescente vers Fairbanks, sous un soleil radieux, nous a offert de contempler le paysage auquel, par la force des choses, nous avions tourné le dos ou porté trop peu d’intérêt: chaînes de montagnes monumentales et paisibles, parterres de fleurs jaunes et violettes sur les bas-côtés, luxuriance des pins, reflets des nuages sur les lacs, variations des couleurs et des reliefs, générosité de ces routes d’Alaska qui sont d’autant plus belles qu’elles demeurent largement indomptées. Arrivés à Fairbanks, nous décidons de profiter plus encore de cette découverte tardive. Durant deux journées, nous avons arpenté la Richardson Highway et la Glenn Highway, beauté fulgurante, majesté des éléments… et rencontre avec une Amérique qui défie les clichés : celle de Linda et de sa famille, capitaines de la Meier’s Lake Roadhouse, relais routiers et motel, secret le mieux gardé de la région. Mais ça, c’est une autre histoire.

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Un reportage long format sur la Dalton Highway paraîtra dans le numéro 7 de Roaditude, en avril 2019.

(Texte : Nicolas Bogaerts, Bruxelles, Belgique / Crédits photo :  Fabian Guignard, Marc Charmey)