Beyrouth la nuit

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Dans sa BD, son roman graphique Beirut Bloody Beirut, la jeune auteure Tracy Chahwan campe un road movie urbain dont le personnage central est la ville de Beyrouth. Au travers d’un graphisme nerveux, d’un usage du noir et blanc ponctué de pointes de mauve, elle narre l’anti-odyssée de deux jeunes femmes, Ramona et Lio, qui, au retour de voyage, débarquent à l’aéroport international de Rafic Hariri. Grimpant dans un taxi afin de regagner Jounieh, elles se trouvent entraînées dans une série d’événements marqués par l’extrême violence. Dès les premières cases, le cosmopolitisme beyrouthin, la diversité des communautés religieuses, sociales sont au rendez-vous. Crêtes iroquoises de touristes punks, costume d’hommes d’affaires, hijabs, djellabas, croix donnent le ton d’une société multiculturelle.

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De taxi en taxi, les deux jeunes femmes traverseront le corps nocturne de la banlieue de Beyrouth. Perdues dans la banlieue sud où se fait sentir la présence du Hezbollah, elles assistent à des rixes, des règlements de compte dans une ville livrée à la violence la plus chaotique. Ce périple dans la jungle urbaine, dans le no man’s land de quartiers traversés par des conflits, des fractures permet à Tracy Chahwan de dresser la cartographie politique d’une ville déchirée, quadrillée en zones géographiques traduisant des divisions idéologiques.

Déstructuration
Barrages de police, architecture moderne défigurant la ville, crise des ordures représentées par l’amoncellement des sacs poubelles, affrontement entre bandes mafieuses, clivages entre la banlieue sud musulmane et la banlieue est où résident des chrétiens maronites, délires et dérives nocturnes d’une jeunesse appartenant à la jet set, d’enfants de mafieux qui s’explosent d’ecstasy, de fêtes au finish sur les toits de buildings… Le présent de Beyrouth, les plaies d’un passé de guerre civile (une guerre civile qui ravagea le Liban de 1975 à 1990) sont radiographiés dans un récit qui affectionne les images en plongées et contre-plongées. Celles-ci donnent toute l’ampleur à une narration placée sous le signe de la déstructuration.

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Comment la vie collective, la société civile se maintiennent-elles alors que les structures en place sont lézardées, les services publics ravagés par une crise endémique ? Comment, alors que tout dysfonctionne au niveau du pouvoir, des institutions, inventer des régimes d’existence au niveau local, survivre (fût-ce dans le déséquilibre) dans les cercles du chaos ? Comment un zonage délimite-t-il des mondes, des collectifs (quartier musulman sous la mainmise du Hezbollah ; quartier chrétien dominé par les Forces Libanaises fondées en 1976, dirigées alors par Bachir Gemayel) ? Une mère liseuse de marc de café, une party sur fond de piscine, de drague, de came qui finira en fusillade, la longue traversée d’une nuit qui semble ne jamais se terminer… Beirut Bloody Beirut met à nu les blessures d’une société, d’un pays, ses tensions, les errances d’une certaine jeunesse déboussolée.

Voyage au bout de la nuit
Anti-conte des Mille et une Nuits, le roman graphique de cette artiste ayant vécu à Chypre, diplômée de l’Académie Libanaise des Beaux-Arts (ALBA) s’inscrit dans l’essor d’une nouvelle bande dessinée indépendante et alternative libanaise (Mazen Kerbaj, Zeina Abirached, etc.) qui fait du neuvième art un instrument de retour sur une histoire tissée de violences, de conflits. Afin de rendre palpable le parler des Libanais, lesquels assemblent au cours d’une conversation, parfois en une même phrase, l’arabe et le français, voire l’anglais, Tracy Chahwan a opté pour un texte en français émaillé d’expressions arabes (écrites en arabe ou en écriture phonétique latine) traduites à la fin du livre. On sort percuté de ce voyage au bout de la nuit beyrouthine que l’auteure a dédié à deux personnes et… à la ville de Beyrouth.

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Tracy Chahwan, Beirut Bloody Beirut, éditions Marabout, Vanves, 2018.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Marc Charmey, Marabout)