Mythologie de la route : macadam massacre

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Tous les deux mois, Gérald Berche-Ngô, auteur de Variations insolites sur le voyage (Cosmopole, Paris, 2016), partage avec nous sa mythologie de la route. Il se demande cette fois-ci si les accidents de la route sont toujours le fait de la fatalité.

On se souvient toujours de la première fois, rarement de la deuxième. C’est l’injuste loi des nombres, peut-être. Ou bien il n’y a qu’une seule place sur le podium des inoubliables et la mémoire – finalement – n’aime pas tant que ça les Poulidor.

La première fois, elle s’appelait Bridget Driscoll, quarante-quatre ans, mariée, trois enfants. Elle était née en Irlande mais vivait en Angleterre, au n°1 de Hill street, dans la petite ville de Croydon. Des cheveux noirs tirés en arrière, prisonniers d’un chignon strict ; des mains d’ouvrier du bâtiment ; un visage dur et simiesque qui aurait pu, sans nécessiter trop de maquillage, lui valoir un rôle de méchante dans La Planète des singes. Elle n’était pas très jolie, donc, mais peu importe : ce n’est pas sa plastique qui lui permit d’entrer dans l’Histoire. Si l’on se souvient de Bridget Driscoll, c’est parce qu’elle fut, le 17 août 1896, le premier être humain à mourir écrasé par une voiture dans un accident de la route.

Ce jour fatidique, elle se promenait devant le Crystal Palace (un palais en fonte et en verre construit à Londres pour l’Exposition universelle de 1851) lorsque l’automobile assassine, une Roger-Benz conduite par un certain Arthur James Edsell, surgit devant elle. Pétrifiée à la vue de cet animal mécanique – encore extrêmement rare à la fin du XIXe siècle – lancé selon un témoin oculaire « aussi vite qu’un bon cheval au galop », elle resta immobile au milieu du chemin et, pour échapper au danger, ne sut rien faire d’autre qu’ouvrir son parapluie afin de s’abriter derrière… Évidemment, son stratagème ne fonctionna pas – Mme Driscoll n’étant pas célèbre pour avoir inventé un bouclier magique qui protègerait à la fois de la pluie et des voitures. Le véhicule la percuta de plein-fouet et lui fractura le crâne ; elle mourut sur le coup. Comme dans un roman noir, le journal Sheffield Daily Telegraph titra : « Fatalité au Crystal Palace », tandis que le médecin légiste ayant constaté le décès fit la déclaration suivante : « J’espère que ce sera la dernière mort dans ce type d’accident ». Il ne pouvait pas se tromper plus.

Nul ne sait qui fut la deuxième personne à périr écrasée. La troisième non plus. Il ne fait aucun doute que peu à peu, par lassitude, les gens arrêtèrent de compter. Mais ils n’arrêtèrent ni de conduire, ni de mourir. Selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé daté de 2016, les accidents de la route tuent désormais chaque année environ un million et demi de personnes, et en blessent entre vingt et cinquante millions. Si certains facteurs de risque sont depuis longtemps identifiés (vitesse excessive, conduite en état d’ébriété, absence de port de casque ou de ceinture de sécurité, distraction au volant), il existe d’autres hypothèses, plus taboues, qui expliqueraient l’ampleur de ce « macadam massacre ».

Dans l’une de ses rares apparitions télévisuelles, Louis-Ferdinand Céline affirma un jour : « Quand vous voyez les accidents d’automobile arriver, ne croyez pas qu’ils soient tous involontaires. Y’a là-dedans… Y’a des vicieux… Y’a des gens qui vont vraiment dans l’arbre ». J. G. Ballard développa la même idée macabre dans son roman Crash, mais il y ajouta une dimension pornographique, voyant dans l’accident de voiture « le présage sinistre d’un mariage de cauchemar entre le sexe et la technologie ». Enfermés dans des habitacles métalliques les condamnant à rester coupés du monde extérieur et des autres, les conducteurs se rentreraient-ils dedans rien que pour pouvoir se toucher et éprouver un plaisir charnel ? La sexualité et la mort seraient-elles les seuls vrais moteurs capables de les faire se mouvoir et s’émouvoir ? Et si non, comment comprendre la fascination des internautes pour toutes les vidéos de collisions fatales et de crash-tests postées sur YouTube, ou encore pour celles de revving (appelé aussi pedal pumping et cranking), où des pieds de femmes en talons aiguilles sont filmés en gros plan alors qu’ils caressent l’accélérateur et font râler de jouissance des six cylindres en V ?

Cet étrange fétichisme aurait probablement interpellé Roland Barthes, lui qui avait déjà observé, lors du salon de l’auto de 1955, que la nouvelle DS de Citroën était « visitée avec une application intense, amoureuse », que « les rembourrages (étaient) palpés, les portes caressées, les coussins pelotés » et que, « partie du ciel de Metropolis, la Déesse » s’était finalement transformée en un objet « totalement prostitué ». Malheureusement, le sémiologue n’aura pas eu le temps de décoder le revving ni aucun nouveau mythe du XXIe siècle. Comme Bridget Driscoll, Roland Barthes périt dans un accident de la route, renversé en 1980 devant le Collège de France par la camionnette d’une blanchisserie, le degré zéro de la voiture.


Lire les précédentes chroniques : Avril 2016 – Mai 2016 – Juillet 2016 – Septembre 2016 – Décembre 2016

(Texte : Gérald Berche-Ngô / Crédit photo : Fotolia-Studiostoks)