« L’autoroute, c’est l’essence même de la tragédie »

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Le temps d’un aller simple entre la Belgique et le Portugal, et d’une nouvelle aussi dense qu’une autoroute au retour des vacances, l’écrivain Grégoire Polet déploie une écriture langoureuse, spatiale et imagée. Et scelle l’union de l’encre et du bitume. 

Une autoroute, de nuit, peuplée de lumières fugaces et de pensées tenaces. Un homme au volant s’évade sur la Fantaisie de Schumann et quelques tubes 80’s. Il se refait le film d’une vie vécue ou fantasmée. Il déroule.  Avec Autoroute du Soleil (Onlit Editions) Grégoire Polet (Leurs vie éclatantes ou Barcelona ! publiés chez Gallimard) propose un récit qui, par son rythme, ses images et ses atmosphères, incarne avec une acuité surprenant le cadre qu’il s’est choisit. Route, contemplation et écriture ont souvent fait bon ménage. Sur l’Autoroute du Soleil, elles prennent langue avec une évidente facilité.

« La littérature entretient un rapport singulier avec la route car elle permet de retracer un chemin et de le raconter comme s’il se déroulait au présent. Enfin, plus ou moins au présent. Le personnage – moi – ne parle pas, il écrit. C’est la mise en abîme d’un gars qui, après coup, raconte sa route. En réalité, quand on écrit, on n’avance pas, ou plus : on redécouvre un chemin, en prenant conscience de le faire, ou de l’avoir fait.  L’écriture est aussi linéaire qu’une route. D’autant qu’un récit habité par l’idée de la route finit inévitablement par ressembler à son objet. »

Nicolas Bogaerts – Justement, au contraire d’un trajet linéaire, le conducteur emprunte un drôle d’itinéraire, qui le fait passer de la Belgique à Lyon, pour ensuite bifurquer vers l’Espagne. On dirait une série de bifurcations, de déroutes, à l’image de ses souvenirs ou de ses projections qui l’assiègent durant tout son voyage.
Grégoire Polet – Lui-même ne sait pas trop s’il va quelque part ou s’il fuit quelque chose. Aller ou fuir, les deux sont sans doute indissociables, en particulier sur une autoroute. Car sur une autoroute, tu ne peux pas faire demi tour ni sortir où ni quand tu veux. C’est un rythme qui est imposé. Depuis que j’ai pris conscience de ça, je ne prends plus l’autoroute. Parce que l’autoroute, c’est l’essence même de la tragédie : le retour impossible. L’autoroute est une forme camouflée, discrète, de la tragédie pure. Lorsque tu montes sur une autoroute et qu’il y a un bouchon, tu fais l’expérience du « sans espoir et sans retour ». La seule solution pour en sortir, c’est de ne pas y entrer, de ne pas être né. C’est pour cela que l’autoroute n’est pas une route comme une autre.

Prendre la route, écrire… c’est un processus prémédité ?
Je dirais que c’est un processus intuitif et intelligent à la fois. En écrivant, je découvre des tas de cohérences à mesure que le récit prend forme. Écrire, c’est évoquer des objets et des histoires sommes toutes banals, mais ce qui est recherché, dans le fond, ce sont des symboles profonds. Alors, à mesure, le récit devient clair, conscient, nourrissant. Je ne fais que nourrir une idée qui va nourrir à son tour le récit. C’est dans cette linéarité qu’on rejoint la route… Ou, plus encore, le chemin. Parce qu’il y a une différence. La route, on la choisit, on choisit ses bifurcations. Le chemin, c’est ce qui est accompli, se contemple après coup, comme le sillage d’un bateau. Dans les propres mots du poète andalou Antonio Machado, cela donne : « Toi qui marches, il n’existe pas de chemin. Le chemin se fait en marchant » (« caminante, no hay camino, 
se hace camino al andar »).

 La liberté dans la contrainte, c’est ce qui rend l’autoroute intéressante de ce point de vue ?
Je suis très attaché au symbole de l’autoroute, car elle contient l’idée de la tangente. Sans cesse, se pose une possibilité : et si tout avait été différent ? Ce texte-là, je l’ai écrit peu de temps après avoir quitté Bruxelles. Je suis parti en Espagne, sans rien préparer. Je n’ai pas organisé mon arrivée. Croire que l’on sait comment son trajet va se terminer, c’est se mentir. C’est pour cela que le personnage est toujours dans l’hésitation entre l’aventure et la sécurité.

Dans la manière dont l’autoroute se déploie, elle a quelque chose du fantôme, au sens d’apparition (de son passé, de ses fantasmes)… Elle nous met hors du temps conventionnel ?
Je suis un inconditionnel des routes – dans nos pays, certaines ont deux mille ans ! Mon intérêt est né le lendemain du jour où j’ai écrit ce texte, et où les autoroutes ont commencé à me déplaire. La route, c’est un endroit privilégié ou l’espace et le temps ne nous sont pas imposés. Nous pouvons y voyager dans ces deux dimensions. A dix-huit ans, j’ai lu les 5 premières pages de La Montagne Magique de Thomas Mann. Il est dans le train, il prend conscience que devant ces yeux, ce n’est pas le paysage qui défile, mais le temps. Autoroute du soleil provient de cette même expérience du temps devenu un lieu où on se déplace.

La musique joue une part essentielle dans le récit – quoique surprenante : « Moonlight Shadows » de Mike Oldfield, « Red Balloons » de Nena, et surtout la « Fantaisie » de Robert Schumann. La musique est une compagne inévitable sur la route ?
Pour moi, route et musique sont constamment associés. Les deux sont liés aux souvenirs. J’ai simplement puisé dans les miens. Pas par caprice, mais parce que je sais que la musique est le lien entre tous les souvenirs. Ils activent cette partie de ma conscience pour me prévenir qu’elle a des choses à dire.


Grégoire Polet, Autoroute du Soleil, Onlit Éditions, Bruxelles, 2016.

(Texte et interview : Nicolas Bogaerts / Crédit photo : Tangopaso)