Free to run - mais encore... (4/5) - Moulin le bien nommé

Free to run, le film du suisse Pierre Morath qui raconte l’essor de la course à pied, a connu un beau succès ce printemps. On y découvre notamment Noël Tamini, fondateur de la revue culte Spiridon– revue qui accompagna le phénomène de 1972 à 1989. Quel regard cet acteur clé de l’histoire du « running » porte-t-il sur le film ? Il nous propose ses remarques et réflexions en 5 chroniques exclusives. Dans ce quatrième rendez-vous, il évoque la figure de Jean-Claude Moulin, pionnier s’il en est, fondateur de l’épreuve mythique Marvejols-Mende.

Free to Run fait la part belle à Fred Lebow et au marathon de New York : c’est logique. Free to Run illumine Spiridon, la revue disparue il y a plus d’un quart de siècle, et qui dès lors brille de nouveau, telle cette étoile morte chantée par le poète Eminescu. Mais qui sait qu’en Lozère une course emblématique naquit un an avant le lancement du marathon de New York, et près de trois ans avant l’apparition de Spiridon ? En 1969, eh oui.

Jean-Claude Moulin (à gauche) et Noël Tamini (à sa droite) avec Pierre Morath (tout à droite), réalisateur du film Free to run.

Jean-Claude Moulin (à gauche) et Noël Tamini (à sa droite) avec Pierre Morath (tout à droite), réalisateur du film Free to run.

Pied de nez
Le 7 août de cette année-là est un jour historique pour les pédestrians de France : c’est en effet la toute première fois que dans ce pays l’on organisait une course à… pied de nez. En effet, au cœur du pays de la Déclaration des droits de l’homme, à Mende (Lozère), une course d’environ 2 km réunit alors des cadets, des juniors, des seniors, des non-licenciés, et, galanterie oblige, des femmes. Ce faisant, l’organisateur a ignoré superbement le règlement de la fédé d’athlétisme, aussi désuet que vermoulu.

Vainqueur, un junior qui ira loin, le pionnier Jean-Claude Moulin, dit « Adolphe », devant le boulanger Gaillard, dit « Jazy ». Le 18, lors des fêtes de Mende, la formule sera renouvelée, avec 23 engagés. Cette fois-ci, Guillaume, champion d’Auvergne, battra Alcade, un enseignant, véritable locomotive tirant les pédestrians du Languedoc.

Quatre ans plus tard naissait… Marvejols-Mende, course rayonnante, cendrillon de l’athlétisme français. Si vous aimez les coïncidences, voici du grain à moudre. Moulin est né le 14 juillet 1951, le jour même où je disputais ma première course, disons, officielle, organisée dans mon village par la Société de gymnastique d’Uvrier-St-Léonard, en Valais. Et sa course du 7 août, c’était la veille de mon anniversaire.

Mais surtout, voici qu’entre en scène Spiridon, en juin 1972. Pour la nuit de l’épreuve des 100 kilomètres de Bienne, j’ai fait tirer en hâte le numéro 2 de ma revue, arrivée in extremis de Genève grâce à Karel Matejovsky, le créateur du fameux petit bonhomme des t-shirts « Courez tous avec nous ». Afin de la faire connaître, j’ai réuni quelques collaborateurs, et la revue est offerte aux coureurs qui s’y intéressent.

Apparemment, c’était le fruit d’une grossière erreur de jugement : la grande majorité des coureurs était des marcheurs, de langue allemande, en fait des dilettantes, qui se fichaient pas mal de la course à pied ! Quel crève-cœur quand, s’étant approchés de notre stand, je les entendais demander… des saucisses grillées ! Pourtant, comme j’étais fier de ma chétive revue. Et plus encore, le lendemain matin, quand Helmut Schadt, un Allemand, gagna l’épreuve. Or, je l’avais mis en couverture du Spiridon paru la veille.

Nous revînmes de Bienne tous penauds ; il y en a même deux que je ne revis plus jamais. Et tant qu’à faire, maintenant solitaire, je décidai de préparer quand même le numéro suivant, tel un baroud d’honneur. Je me consolai en pensant qu’ainsi, par ce numéro 3, j’aurai pu parler des courses de montagne, mon dada. Salut les copains, et advienne que pourra ! Car j’étais là, sans plus la moindre cartouche, essayant d’imaginer comment je payerais les frais d’impression.

Frère en course à pied
Alors Moulin est arrivé-é-é… Tel Zorro ? Pas tout à fait, mais il y a du vrai. Du flagrant échec de Bienne naît une belle leçon d’optimisme, une incitation à vivre, encore et toujours, le moment présent, lui seulement, sans préférer gémir sous le poids d’un futur hypothétique. A Bienne, j’ai tout de même rencontré un coureur finlandais, Tapio Pekola, 14e en 8 h 58, désormais mon frère en course à pied, lui qui, un an plus tôt, a créé Juoksija (qui signifie « coureur ») pour les bipèdes de son pays. A Bienne, cette année-là, le troisième, en 7 h 45, fut un Français, Serge Cottereau, auquel j’ai remis des exemplaires de mon rachitique Spiridon. Missionnaire devenu, de la cause des coureurs de fond, Cottereau organise aussitôt les 100 km de Millau. C’est là que Moulin va découvrir Spiridon.

Moins d’un an plus tard, dans un coin de France qui a tout pour susciter et alimenter les sarcasmes des caciques de l’athlétisme, naît Marvejols-Mende, épreuve mythique s’il en est. Certes, pour ça non, avec ses 11 000 habitants, Mende, la petite capitale de la Lozère, n’est pas New York, tant s’en faut. Mais, tout bien réfléchi, Jean-Claude Moulin évoque un Américain, Mark Twain, qui a dit : « Tout le monde savait que c’était impossible. Il est venu quelqu’un qui ne le savait pas, et il l’a fait. »

Jean-Claude Moulin dans les années 70.

Jean-Claude Moulin dans les années 70.

En septembre 1972, Moulin rencontre, en Suisse, le rédacteur de Spiridon. Pour sûr que c’est ce qui contribua à souffler sur les ultimes braises de mon optimisme. Jean-Claude Moulin, le chevelu qui apparaît dans Free to Run, arrive à Salvan, en Valais, dans une 2 CV, la Topolino de cette époque. Il est flanqué de deux joyeux lurons, Chastan et Begnatborde. On dirait des pieds nickelés. Mais ils ne sont pas seuls : installée à l’arrière de la 2 CV, il y a une dame… une dame-jeanne de vin rouge !

A les voir tous trois gaillards, francs lappeurs, je songe aujourd’hui aux trois héros du Brelan de joie, le maître-livre de Marcel Arnac. « Or çà, compères, qu’est-ce que le vin a de mieux ? – Sa couleur ! – Sa saveur ! – Sa chaleur ! – Sa fraîcheur ! – Point. Ce que le vin a de mieux, c’est de nous assembler autour d’une bouteille pour de si différentes raisons ! (…) Je veux vivre, boire et mourir ! Vivere, bibere, sufficit ! » Alors, ils ne savaient pas, les pauvres, que les coteaux du Valais sont tapissés de vignes. Il m’en restera, plus qu’à demi-pleine, une historique dame-jeanne.

Joyeux lurons
Moins d’un an après cette rencontre pittoresque, je retrouverai ces joyeux lurons lors du lancement de Marvejols-Mende. J’y jouerai le rôle du seul reporter, véhiculé dans sa limousine de carabin par maître Moulin, à la fois chauffeur et directeur de course. Emouvante Marvejols-Mende… Fille naturelle de la joie de vivre, née au soleil de juillet, cette petite a souri à la vie dès qu’elle eut ouvert les yeux. Ah! sa joie de recevoir l’hommage des pionniers! C’étaient d’intrépides chercheurs de courses, la plupart maigres à faire peur, mais tous de braves cœurs. Ravis de l’avoir découverte, plus précieuse qu’une pépite, ils s’attachèrent aussitôt à la conquérir, puis à la partager, avant de la défendre. Elle, jamais elle ne les décevra. Belle et joyeuse, notre cendrillon a toujours paru si pimpante, si avenante, et si brave, en effet, que personne aujourd’hui ne se demande plus pourquoi des milliers de prétendants n’ont cessé d’affluer.

Mais autrefois… « Des hors-la-loi! » avait clamé à sa naissance une horrible marâtre qu’aussitôt l’on écarta du berceau. Grands dieux, la méchante fée, acariâtre et jalouse, voulait étouffer la petiote, fille naturelle du vent fripon et de la joie de vivre! Des hors-la-loi ? Peut-être bien, ma foi. Car lorsqu’on naît en pleine nature, pauvrette et les pieds nus, au vert palais que le bon Dieu vous a donné, on attire tout d’abord les bergers plutôt que les gentlemen…

La 2 CV de Moulin, voiture officielle de Marvejols-Mende.

La 2 CV de Moulin, voiture officielle de Marvejols-Mende.

Désormais connue loin à la ronde, cette éblouissante gamine, à chaque fois que vous la complimentez sur sa bonne mine, elle se tourne vers son père, un solide gaillard toujours vert. C’est à lui qu’elle doit une large part de sa belle santé, et de son espièglerie. On l’appelle Moulin, un nom prédestiné, qui dit la terre fertile, le semeur, le blé qui lève… Mais aussi le soleil, haut dans le ciel… Et puis les épis dorés, la moisson…

Enfin, le blé, la farine, et notre pain quotidien. Bref, l’air du temps et un dur labeur, sans lequel il n’est rien qui lève ni qui vaille. Moulin, qui attire l’eau vive, cette fée blanche, fleur des neiges. Moulin, et donc aussi les siens, les anonymes, acolytes, bénévoles : l’admirable bande à bonne eau…

Au coeur de la Lozère, de fête, il est une course qui chaque an vous reçoit bel épi ou menu grain.  Pas étonnant qu’ensuite, moulu, farine devenu, l’on vous trouve bon. Bon comme le pain. C’est ainsi qu’à chaque été l’affriolante cendrillon séduit des milliers de bipèdes, bientôt vannés, moulus, cuits. Au retour de Marvejols- Mende, pain complet devenus, il leur semble même que, mine de rien, cette mignonne a mis un peu de beurre sur la tartine des années qui passent.


(Texte et crédits photo : Noël Tamini)