« La mise en marche est un risque, une rupture »

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Qu’est-ce qui nous met en marche ? Cette activité qui nous paraît aller de soi cache une histoire multiple, de pèlerinages en contrebandes, d’errances urbaines en manifestes politiques, de quêtes de sens en récits de survie. Le journaliste et historien marcheur Antoine de Baecque retrace tout au long de sa stimulante Histoire de la marche (Perrin) celle d’une conduite qui est loin d’être anodine.

Roaditude – Qu’est-ce qui vous a mis en marche ? Est-ce cette « urgence de marcher, une impatience d’être ailleurs » que vous citez dans votre livre ?
Antoine de Baecque – Tout est parti de mon envie de découvrir la montagne, un ailleurs. J’étais et suis toujours un petit garçon de la ville, un parisien qui un jour a eu l’idée d’aller découvrir autre chose. Cet « autre chose », c’était la montagne. Mes parents avaient une maison dans le Vercors. Un jour, adolescent, je suis parti tout droit, en face: il y a avait les falaises, des passages, des cols pour se hisser sur le plateau du Vercors, où je montais seul. Quand je repars aujourd’hui marcher, c’est toujours un peu la même chose: fuir pour retrouver cet espace à la fois de fusion dans la nature et de découverte d’un autre univers. Je n’ai pas un amour particulier pour la marche sportive, je ne marche pas pour marcher et en ville mes déplacements se font à vélo. La marche est pour moi l’outil et la condition de la découverte.

Bergers en transhumance, compagnons du Tour de France ou du Devoir, colporteurs, contrebandiers… Vous voyez dans leurs déplacements une démarche initiatique ?
Ce sont des marches au départ utiles, professionnelles, un outil de travail. Ces métiers sont définis par la marche. Les chemins qu’ils ont tracé pour passer les cols ont pu vivre leur vie, s’émanciper et exister par eux-mêmes encore aujourd’hui. Ces hommes ont initié une voie et, par là, énormément de gens à la marche. Quand on marche dans les Alpes du sud on suit sans le savoir les pas des bergers qui ont ouvert cette voie il y a bien longtemps. Car la marche se transmet par le chemin. D’autre part, même si tous ces métiers ont disparu, il en reste d’autres traces assez nombreuses: lorsque les grands fabricants de matériel de montagne on voulu améliorer l’ergonomie des sacs à dos, ils sont partis sur les modèles des colporteurs ou des contrebandiers, qui faisaient peser le sac sur les hanches et les faisaient monter en hauteur. Notre manière de porter les sacs de randonnée est directement héritée de ces métiers marcheurs.

debaecque

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En cela, la marche est un geste naturel et mais qui est en même temps façonné par des usages différents ?
Oui et tout cela se transmet de génération en génération. A partir du moment où ces métiers itinérants ont disparu ou décliné, la tradition s’est maintenue par d’autres marcheurs qui ont retrouvé, consciemment ou inconsciemment (et qu’est-ce que mon travail d’historien sinon ramener cet inconscient vers le conscient ?), des techniques et des manières de marcher, des chemins qui étaient ceux des précurseurs, ces marcheurs professionnels.

Quelle relation de causalité peut-il y avoir entre ces premiers marcheurs alpins, et la manière dont les cols et les routes qui les franchissent ont été dessinés ?
Il y a une continuité des chemins, liée à une topographie particulière. Les grands connaisseurs des Alpes disent qu’il n’y a pas deux chemins par où passer un col. Il faut créer des itinéraires qui échappent à la pente naturelle, au vallonnement, etc. Lors des transhumances, les moutons marchent droits dans la pente alors que la montagne impose à l’homme un autre itinéraire, qui suit des courbes de niveau et adapte la peine du corps à la topographie. Un vrai marcheur des Alpes ne passe que par le meilleur chemin, celui qui est le mieux dessiné, qui suit les courbes de la montagne. Pas celui tracé de manière très volontariste, par exemple à des fins militaires. Mais aujourd’hui dans les Alpes, on marche sur les chemins empruntés par les caravanes de muletiers, les pèlerins, les bergers et parfois les militaires… Il y a une continuité. Le chemin de randonnée balisé dans les années 40-50 n’est que le produit de l’unification de cette succession de chemins qui dessinent des strates historiques, assemblées à la manière d’une mosaïque. Prenez le GR 5 qui relie le Lac Léman à Nice: il est fait d’un seul tenant, mettant ensemble des bouts de chemin qui sont le résultat des histoires multiples.

Lorsque vous décrivez ce qui met le pèlerin en marche, vous évoquez la « rupture du départ », la « régénération par le départ »,  l’idée d’« aller vers une terre promise mais inconnue, (…) vers un but qui est une énigme dont la solution est espérance ». N’est-ce pas commun à tous les récits d’itinérance, de celui d’Abraham à Sur la Route de Kerouac et au Born to Run de Bruce Springsteen ?
Au départ du pèlerinage, on sait où on va, le but est très déterminé : une relique, un lieu saint, un endroit qui va vous rapprocher de votre croyance, la matérialiser en répondant à une question ou un besoin initial. Mais on ne sait pas comment on va atteindre la destination. L’interrogation réside dans la crainte de ce qui va se passer. Chez Kerouac, quelque chose vous incite à partir à un moment donné, un désir d’ailleurs, de fuite. C’est une projection vers quelque chose qu’on espère, qu’on désire. Ce qui dessine le point d’aboutissement, c’est justement l’errance, le fait de ne pas savoir. C’est la mise en route qui est le but. Mais dans les deux cas, la mise en marche est un risque, une rupture.

Une question qui a divisé au sein de l’équipe de Roaditude: la marche, la randonnée est-elle compatible avec le bitume ? Le marcheur fuit-il la route ?
La randonnée en nature est incompatible avec le bitume. Des marches se sont inventées sur le bitume, ou plus spécifiquement sur le pavé. C’est flânerie urbaine parisienne, inventée dans les années 1850. C’est l’invention d’un mot et d’un état d’esprit : celui de la modernité occidentale qui s’est incarnée dans cette marche curieuse, une forme d’errance urbaine qui se dessine par ce qu’on peut y voir de la ville quant on s’y déplace à la vitesse de la découverte. C’est une exploration de la ville et de tout ce qu’elle met à disposition du marcheur au 19e siècle: toute une nouvelle civilisation. Le flâneur ne peut marcher que là, il ne peut se déporter ailleurs que sur le pavé parisien. A Fontainebleau où s’est inventée la marche de loisir, c’est une marche différente: on se promène, on se balade. A Paris, on flâne. La flânerie a engendré l’errance urbaine, la dérive situationniste qui prône la déroute des habitudes. La randonnée a engendré une série de techniques typiques de la marche dans la nature. Il y a quelques croisements qui se font de manière artificielle car la randonnée a essaimé. Il y a 3 GR à Paris, il y a des randonnées urbaines.  Inversement, dans la nature s’est déplacé une forme de marche urbaine : des randonnées culturelles de château en château, de chapelle en chapelle avec un matériel qui rappelle la marche urbaine: les livrets, les guides historiques.

Il y a pourtant une connotation négative du marcheur en ville : c’est le vagabond, le pauvre, l’exclu. La place du piéton dans une ville construite autour de la voiture ou sur les routes périurbaines est celle d’un précaire, ou d’un militant qui empêche les voitures de rouler comme elles devraient.
Ce qui définit le piéton, c’est précisément de marcher là où on enjoint de se déplacer autrement. Historiquement, avec la tradition née de la flânerie, le piéton va s’inventer des itinéraires, des façons de marcher, de se déplacer qui vont défier ce qu’on lui enjoint de faire. Les multiples reconfigurations de Paris ont laissé un goût nostalgique d’une ville qui n’existe plus – dès le milieu du 19e Hausman détermine la norme du déplacement dans Paris sur des grandes avenues dessinées pour les moyens de locomotion moderne, la voiture à cheval, puis les tramways, la voiture etc. Paris se reconfigure à travers ces locomotions-là et marcher devient de plus en plus subversif dans un espace qui restreint leur place. C’est pourquoi les situationniste comme Debord ont défendu une manière subversive de se réapproprier la ville, d’y marcher hors des endroits et itinéraires qui nous sont assignés. Marcher dans une grande ville est à la fois un problème et un manifeste pour y voir autre chose, aller autre part et par d’autres chemins. Encore aujourd’hui les grands marcheurs des villes sont regardés bizarrement, comme s’ils vivaient autrement, à la marge. Pourtant, cela reste la manière la plus économique de se déplacer en ville en échappant à la voiture.

Et que penser dans ce cadre du développement des piétonniers, nouvelle politique urbaine ?
Ces zones piétonnières sont une récupération de la marge. Elles deviennent une priorité urbaine mais ce ne sont pas là que marcheraient les situationnistes, qui ne marchent pas ou on leur dit. Tout y est fait pour que le marcheur soit un consommateur. Mais il n’est pas étonnant de voir que le marcheur refuse cette instrumentation-là car marcher n’est pas fait pour consommer mais pour survivre, pour s’offrir ou conquérir une autre ville.

La marche est donc éminemment politique, depuis Henry David Thoreau qui protestait contre les clôtures des terres jusqu’à Gandhi, Martin Luther King, les luttes sociales… La marche apparaît alors comme une réappropriation du corps social mutilé ou maltraité, exactement comme Primo Levi, durant sa longue marche suivant l’évacuation du camps d’Auschwitz, sentait que la marche faisait revenir la vie dans son corps meurtri et affaibli ?
Il y a effectivement des moments historiques où il y a un fort désir, collectif ou individuel, de remise en marche. C’est une métaphore facile mais très vraie, spécialement dans les périodes d’après guerre ou durant les crises. Ce sont des moments où le militantisme politique et physique de la marche est très présent et revendiqué comme tel. Les sentiers de grande randonnée naissent en ‘47, avec le comité national des sentiers. Le Festival d’Avignon nait aussi de ce besoin de nouveau départ, d’une remise en marche, ce besoin de retrouver une forme de santé du corps social. Il y a des moments historiques qui sont propices à cette forme de remise en marche métaphorique, politique, physique. La marche est un formidable moyen d’affirmer une idée politique. Ghandi, Luther King l’ont bien compris. Mais n’idéalisons pas car de l’autre côté du spectre il y a Mussolini. Un peuple qui se met en marche est un peuple qui fait passer un message de force, de détermination. La marche est d’une façon inarrêtable car elle est naturelle, le symbole d’une forme de dénuement, un acte gratuit et en même temps volontariste. Arrêter une marche c’est faire  œuvre de répression, de violence. C’est sur ce caractère irrépressible qu’un certain nombre de grands théoriciens politiques, d’hommes politiques ont fondé l’âme de la marche.

La marche est une d’autant plus subversive que, comme vous l’écrivez, « la pensée est née de la marche ».
La pensée nait de la marche, c’est absolument déterminant. Ces deux mouvements ont des champs lexicaux très proches, ils sont intimement liés. On les retrouve chez énormément de penseurs, De Rousseau à Bouvier, de Victor Hugo à Valère Novarina. Il y a un association très forte entre le rythme pédestre, la mécanique du corps et la naissance des idées, une sorte de continuum qui émerge du cerveau du marcheur : la fusion du corps qui se frotte contre le monde produit des étincelles qui sont le germes de l’idée.


A lire d’Antoine de Baecque:
La traversée des Alpes, Gallimard, Paris, 2014
Une histoire de la marche, Perrin, Paris, 2016

(Interview : Nicolas Bogaerts / Crédit photo : éditions Perrin)